
La mémoire du fascisme continue de faire débat dans l’Italie contemporaine. Dans son dernier livre, l’historien Christopher Duggan, s’appuyant sur des correspondances et des journaux intimes, s’efforce de démontrer le pouvoir de séduction et d’attraction que le Duce a exercé sur la population italienne. L’occasion de débattre, à plusieurs voix, sur la nature du fascisme, sa dimension totalitaire et sa puissance d’incarnation.
Lecture de Marie-Anne Matard-Bonucci
Le fascisme haïssait la démocratie et tout ce qui dérivait des Lumières. En 1932, l’Encyclopédie Treccani présentait la « démocratie » comme un régime où « de temps en temps, on donne au peuple l’illusion d’être souverain alors que la souveraineté véritable réside dans des forces souvent irresponsables et secrètes ». Mussolini méprisait la « loi du plus grand nombre » estimant que l’inégalité entre les hommes était à la fois inévitable et féconde. Pourtant, le régime ne se désintéressa pas de ce que les démocraties nommaient « l’opinion ». Il auscultait en permanence le peuple italien pour le contrôler mais aussi dans l’intention de le transformer. Préfets, policiers, informateurs et organisations fascistes scrutaient l’état d’esprit de la population moyennant une grille de lecture souvent déformante de la réalité. Comment remodeler la société sans la connaître réellement ? Mais comment la connaître sans lui donner la parole ? Cette difficulté, propre aux régimes totalitaires, allait devenir par la suite le dilemme des historiens en quête d’une vox populi filtrée, orientée ou falsifiée dans les archives émanant du pouvoir.
Tout l’intérêt du livre de Christopher Duggan réside dans la volonté de restituer la voix de ces Italiens à l’époque du fascisme en construisant ce qu’il appelle une « histoire intime de l’Italie de Mussolini ». En 1974, le grand historien Renzo De Felice avait suscité une controverse très vive, plus politique qu’historique, déclarant que le fascisme avait obtenu le consensus de la population au milieu des années 1930. Dans une Italie républicaine où l’antifascisme et la résistance demeuraient les valeurs de référence, admettre que la répression n’expliquait pas, à elle seule, la longévité du fascisme était difficile à admettre.
Aujourd’hui, le livre de Christopher Duggan paraît dans un contexte politico-mémoriel très différent, sur fond de réhabilitation du fascisme et de révisionnisme croissant. Conscient des risques d’une instrumentalisation politique de ses analyses, l’auteur n’en expose pas moins avec force la thèse suivant laquelle le régime exerça une réelle attraction sur la population à travers le culte du Duce et le développement d’une véritable foi fasciste. (...)
On découvre, au-delà de ce qu’on savait sur la fascisation de l’enseignement, comment la propagande est répercutée dans les salles de classe et comment elle est reçue par certains élèves. Ce matériau permet aussi de documenter certains modes de dissidence – comme par exemple le silence –, que les archives de police n’évoquent évidemment pas. Ils sont également précieux pour observer comment les Italiens surmontèrent certaines contradictions, parvenant, par exemple, à concilier foi fasciste et catholique. (...)
Lecture de Marc Lazar
Le livre de Christopher Duggan affiche une grande ambition : illustrer et comprendre les raisons du fameux « consensus », pour reprendre l’expression de Renzo De Felice, obtenu par le fascisme, ou mieux par la personne de Benito Mussolini. L’auteur a donc recouru à un moyen original. En recueillant de multiples documents, tels les lettres adressées au Duce, divers fonds d’archives et des journaux intimes, il entend restituer « les voix fascistes » afin de retracer « une histoire intime de l’Italie de Mussolini », ce qui constitue le titre original du livre dans sa version anglaise (Fascist Voices).
J’entends ajouter à ce qu’a déjà écrit Marie-Anne Matard-Bonucci trois considérations.
1. Le livre de Christopher Duggan démontre, si besoin était, l’importance du Duce dans le système fasciste. La documentation sur laquelle il repose amène en effet à jeter un autre éclairage sur le rôle fondamental de Mussolini. Tout au long des pages de ce livre, le lecteur saisit ce que signifiait concrètement le pouvoir de séduction, de fascination, d’attraction, d’enthousiasme dont jouissait ce dernier. (...) À de nombreuses reprises, Christopher Duggan montre que les Italiens fascistes pensaient que Mussolini ignorait les problèmes économiques, sociaux ou politiques, notamment avec la généralisation de la corruption du parti, qu’ils affrontaient dans leur vie quotidienne. D’où l’idée que si le Duce en était informé, il réglerait cela aussitôt (...)
Il serait donc intéressant de réfléchir sur cette forme de croyance populaire par rapport au chef tout puissant, le souverain dans l’Europe moderne, ou bien « l’Égocrate », selon l’expression forgée par Claude Lefort à propos du pouvoir de Staline mais que l’on pourrait appliquer au fascisme et au nazisme, dans les régimes totalitaires. Comment qualifier cette croyance populaire ? (...)
2. Ce livre relance une fois de plus le débat historiographique sur la question du totalitarisme. Un débat classique, rebattu sans doute, mais récurrent. (...)
3. Enfin, je me livrerai à une réflexion méthodologique. Je suis plus en plus marqué par la manière d’écrire l’histoire qu’empruntent nos collègues anglais ou américains, et je crois qu’un fossé se creuse avec notre façon à nous de l’écrire. (...)
La réponse de Christopher Duggan
À bien des égards, Ils y ont cru [Fascist Voices] tire ses origines de mon livre précédent, The Force of Destiny (2007). Dans ce dernier, j’avais choisi d’étudier la manière dont les patriotes du Risorgimento envisageaient les problèmes historiques, politiques et surtout moraux dont souffrait l’Italie depuis le 19e siècle, et qui empêchaient le pays de s’engager sur le chemin de l’indépendance nationale. Comme les forces qui jouèrent un rôle clé dans l’unification en 1859-60 étaient extérieures au pays (on pense notamment à la rivalité entre la France et l’Autriche, cherchant toutes deux à dominer le continent, et à la volonté britannique de maintenir un équilibre des pouvoirs), les leaders libéraux restaient convaincus que l’Italie était encore à construire après 1860, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Il s’agissait de créer un lien entre les masses et les institutions, entre l’Italie populaire et l’Italie politique. C’était d’ailleurs d’autant plus urgent que l’Église Catholique, au pouvoir de mobilisation toujours plus fort, et les forces d’extrême gauche étaient toutes deux profondément hostiles aux libéraux. L’éducation, le culte de la monarchie et des saints séculaires (notamment Garibaldi), ainsi qu’une politique vigoureusement expansionniste à l’étranger, à la fois en Afrique dès le début des années 1880 et en Europe (notamment sous Francesco Crispi de 1888 à 1891), furent les principaux outils déployés pour cette construction. Mais lorsque la Grande Guerre éclata, le fossé entre l’État et le peuple semblait toujours aussi profond.
Les événements de 1915-18 et le biennio rosso qui suivit révélèrent la violence de clivages qui persistaient dans le pays, et le sentiment de colère envers le gouvernement parlementaire libéral qui parcourait presque toutes les classes de la population. Un des objectifs de Fascist Voices est donc de montrer que si le fascisme réussit à séduire de larges portions de la population, c’était notamment à cause des images négatives associées au libéralisme, qui étaient évidemment véhiculées par la propagande fasciste partout dans le pays. Mussolini, notamment parce que ses origines et son style politique semblaient si différents de ceux des autres hommes politiques italiens, incarnait l’espoir que les problèmes liés depuis si longtemps à l’idée d’une Italie unie soient enfin résolus (...)
Comme le souligne fort justement Marie-Anne Matard-Bonucci, les historiens italiens n’ont porté que très peu d’attention à la question de l’opinion publique en Italie fasciste, contrairement à l’Allemagne nazie, ou plus récemment à la Russie communiste. (...)
Comme le souligne Marc Lazar, l’élément qui ressort le plus de ces sources est bien la figure centrale du Duce au sein du régime fasciste. Il ne faut pas pour autant en conclure, comme l’ont fait certains historiens à l’exemple de Piero Melograni [6], que le fascisme était fondamentalement dénué d’idéologie et pouvait plus ou moins se réduire à un mouvement de dévotion au leader. Comme en témoignent nombre de ces journaux et de ces lettres, la majorité des Italiens faisaient tant confiance à Mussolini parce qu’il incarnait toute une série d’attentes fortes qui les touchaient au plus profond d’eux-mêmes. Comme suggéré plus haut, beaucoup de ces attentes venaient du sentiment de désillusion qui accompagna l’unification du pays. (...)
comme le remarque très justement Marc Lazar, la figure centrale de Mussolini au sein du régime révèle également à quel point le fascisme parvint à se servir d’une relig Les journaux intimes et les lettres montrent que l’indépendance relative conservée par des institutions telles que la monarchie ou l’Église soulignait à quel point le fascisme était considéré comme légitime parce qu’il incarnait tout ce qui était essentiel à l’ « Italie ». Notamment dans le cas de l’Église, il semble que de nombreux Italiens aient été convaincus que leur fascisme était le prolongement naturel de leur foi catholique, surtout en raison de la forte tonalité religieuse du discours du régime.iosité populaire apparemment très ancrée pour s’assurer un soutien à la fois affectif et psychologique. Les lettres et les journaux intimes montrent en effet que le régime plaça au centre de son système de valeurs des idées comme la foi, l’obéissance, l’anti-matérialisme et l’anti-individualisme, de manière à garantir une cohabitation parfaite avec le catholicisme dans l’esprit de beaucoup d’Italiens. (...)
En insistant sur des valeurs clés telles que la foi, le sacrifice de soi, l’anti-individualisme et l’anti-matérialisme, le fascisme s’imposa en effet dans l’esprit de nombreux intellectuels comme fondamentalement supérieur au libéralisme et au socialisme. C’est là une question qui demande à être explorée plus en profondeur ; elle laisse du moins à penser que si de nombreuses dimensions institutionnelles du régime, notamment les organisations du parti, avaient à la fin des années 1930 soit révélé leurs faiblesses soit tout bonnement échoué, le fascisme lui-même, et la figure de proue toujours intacte du Duce, conservait un attrait idéologique plus fort qu’il n’est généralement admis.(...)