
Quelle littérature sait interroger la réalité présente ? Se confronter au pouvoir moderne, à son anonymat, à la multiplicité de ses réseaux ? Prendre la mesure du rayonnement doctrinaire, de la machine du contrôle social, de l’envergure planétaire des ambitions ? En jouant avec les systèmes-mondes, en manipulant les hypothèses, la science-fiction constitue un de ces laboratoires où se lisent l’intime composition chimique du monde actuel... et les forces qui le feront entrer en explosion.
La mondialisation de l’économie, le rôle hégémonique de l’informatique, le pouvoir d’une économie dématérialisée, les nouvelles formes d’autoritarisme liées au contrôle de la communication, tous ces thèmes paraissent laisser indifférents les écrivains de la « grande littérature », du moins en Europe. Dans la plupart de leurs romans, le monde semble immuable. Dominent les histoires intimistes, qui auraient pu se passer il y a cinquante ans - ou qui pourraient se produire dans cinquante ans... Amours, passions et trahisons perpétuent leur consommation sous une lumière tamisée, dans un monde aux couleurs pâles et aux fragrances de poussière et de talc. Certes, il y a quelques exceptions ; mais, la plupart du temps, le cadre général est immodérément « minimaliste ».
Le style fade, exténué, en est venu à être considéré comme réaliste. C’est lui qui paraît détenir la vérité, au point de devenir la seule forme de littérature noble. Peu importe si l’auteur, qui n’a pas de temps à perdre, tape son texte sur un ordinateur et l’envoie par courrier électronique. Peu importe que le temps d’impression se soit réduit de plus de moitié grâce aux nouvelles technologies. Ces innovations vulgaires ne sauraient se refléter dans le récit, sous peine de le contaminer et de réduire sa charge de sublime. La prose « réaliste » se situe hors du temps ; ce qui est ancré dans le temps ne serait que pacotille. (...)
Seule la science-fiction présente des descriptions réalistes (oui, réalistes !) du monde où nous vivons. Ainsi, quel autre genre littéraire a-t-il jamais consacré un roman aux mécanismes des crises économiques ? Aucun. Mais prenez Depression or Bust (1974), de Mark Raynolds. Un quidam annule sa commande de réfrigérateur, ce qui entraîne la faillite du concessionnaire puis du fabricant, et, étape après étape, l’écroulement de toute l’économie des Etats-Unis. Le récit n’a d’autre personnage que la crise et la fragilité générale du système. Peut-être ne s’agit-il pas de littérature raffinée, mais on ne peut la rejeter dans le champ de l’éphémère et du négligeable. Les thèmes en sont si forts qu’il est impossible de la laisser en marge.
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