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La révolte des riches
Article mis en ligne le 24 avril 2013
dernière modification le 20 avril 2013

L’impôt est un sujet austère que l’actualité met parfois en spectacle. L’épisode brouillon de l’exil fiscal de Gérard Depardieu et la fraude fiscale avouée du ministre du budget Jérôme Cahuzac ont successivement braqué les projecteurs sur l’effort des riches pour échapper à l’impôt.

Tandis que le premier épisode attirait l’attention sur d’autres riches contribuables qui eussent aimé plus de discrétion, tel Bernard Arnault, plus grosse fortune de France essayant d’obtenir la nationalité belge, le deuxième donnait plus de saveur encore aux révélations du Offshore Leaks, fuite de documents listant quelques bénéficiaires de comptes bancaires dans les paradis fiscaux.

Exil fiscal, évasion fiscale, ces deux faces de l’effort antifiscal ne sont pas une spécificité française mais caractérisent la vaste communauté cosmopolite des riches à la recherche des territoires fiscaux les mieux disants, les moins gourmands et les plus opaques. Même la Suisse, longtemps modèle des paradis fiscaux, n’est plus épargnée, comme en témoigne le tollé sucité au même moment par le parachute doré du PDG de la multinationale pharmaceutique Novartis [1] (qui a fini par y renoncer, avant d’évoquer son possible exil fiscal au moment où les Suisses adoptaient une proposition référendaire pour limiter les rémunérations).

Entre l’évocation de l’exil fiscal des riches et l’évasion fiscale, il y eut toutefois un grand retournement : autant la première fut accompagnée d’un concert d’approbations des protestations des riches, aidés par des médias s’indignant à l’unisson d’une pression fiscale excessive, autant la fraude fiscale d’un ministre, de surcroît en charge de la lutte contre cette même pression fiscale, fut unanimement condamnée, avant que cette réprobation ne s’étende aux paradis fiscaux. Il s’agit pourtant de deux procédés servant le même but. Sans doute l’exil fiscal est-il légal, s’il n’est pas tout à fait loyal, puisque uniquement valable sur le papier : Gérard Depardieu n’ira pas vivre dans un village belge, bien trop ennuyeux, pas plus que dans une ex-république soviétique « dangereuse » ; sans doute, à l’inverse, l’évasion fiscale est-elle à illégale et, en principe, pourchassée par tous les Etats même les plus cléments. (...)


Depuis plusieurs décennies, les riches se sont en effet engagés dans un comportement de ségrégation sociale
qui rappelle les propos tenus il y a 20 ans par Christopher Lasch. Dans La révolte des élites [2], l’historien américain analysait un changement de conduite des élites qui ne se sentaient plus d’obligations à l’égard de la société et organisaient une sorte de sécession : « Ils sont heureux de payer pour des écoles privées dans leurs quartiers résidentiels, pour une police privée, et pour des systèmes de ramassage des ordures ; mais ils sont parvenus, à un degré remarquable, à se décharger de l’obligation de contribuer au Trésor public ». (...)

Les ghettos de luxe sont moins visibles sur le vieux continent, même s’ils ont été créés plus tôt – dès la première moitié du XIXème siècle à Londres ou à Paris. La ségrégation sociale est moins brutale dans les « beaux quartiers » des anciennes villes que dans les ghettos de luxe entourés de hauts murs situés dans les grandes métropoles du tiers-monde ou dans les déserts d’Arizona ou du Nevada. Le constat lucide de Lasch a été amplement confirmé par l’accroissement de la richesse. Malgré des exceptions notables, en tout cas aux Etats-Unis, où des milliardaires consacrent encore des fortunes à la philanthropie, mais ont du mal à convaincre leurs riches pairs étrangers de faire de même, comme l’illustrait un récent voyage de Bill Gates et Warren Buffett en Chine. (...)

L’exil fiscal à l’étranger se double d’une concentration des émigrés en des lieux sûrs comme Gstaadt, petite ville suisse qui accueille une colonie d’immigrés français. Pendant ce temps, l’industrie de la construction nautique profite sans aucun doute de la compétition ostentatoire des riches saturant par exemple les ports de la Méditerranée occidentale. Les îles mêmes deviennent un havre idéal, lieu de retraite, quand elles ne sont pas carrément privatisées comme l’île d’Arros aux Seychelles, possédée et cachée au fisc par la femme la plus riche de France ou, à une moindre échelle, une petite île de Bretagne où l’on peut éventuellement mourir tout seul. Au moins est-on sûr dans tous ces lieux de ne pas croiser de pauvres, ni d’être confronté à la petite délinquance, ce qu’on peut d’autant mieux comprendre de la part de ceux qui sont confrontés à la grande délinquance en cols blancs.

Mais n’ont-ils pas de bonnes raisons de vouloir échapper à l’impôt ? Ils ont su en convaincre les moins riches et même les pauvres. Depuis plusieurs décennies, les riches se sont en effet engagés dans un comportement de ségrégation sociale qui rappelle les propos tenus il y a 20 ans par Christopher Lasch. Dans La révolte des élites [2], l’historien américain analysait un changement de conduite des élites qui ne se sentaient plus d’obligations à l’égard de la société et organisaient une sorte de sécession : « Ils sont heureux de payer pour des écoles privées dans leurs quartiers résidentiels, pour une police privée, et pour des systèmes de ramassage des ordures ; mais ils sont parvenus, à un degré remarquable, à se décharger de l’obligation de contribuer au Trésor public ». (...)

On oublie ainsi en passant que si les riches contribuent à l’impôt, ils en sont aussi les bénéficiaires. Sans parler de ce que les Etats leur apportent plus qu’à d’autres, comme la sécurité physique sans laquelle il n’y a pas de « doux commerce », et tant d’autres choses qui ne sont jamais définitivement acquises. Nul besoin d’aller chercher très loin : depuis l’automne 2008, aurait-on déjà oublié que les fortunes ont été sauvées par les Etats et donc les contribuables, pris en otage il est vrai, puisqu’ils ont dû porter secours à un système financier au bord du gouffre ? Il conviendrait aussi de ne pas oublier cet argument qui a tant servi à justifier leur enrichissement : l’excès d’impôt. Ainsi, les dirigeants des sociétés négociaient-ils leurs revenus en incluant le prélèvement fiscal. Une fois de substantielles augmentations obtenues, ils s’élevaient à nouveau contre l’impôt qui leur prenait « tout ou presque ». Cycle sans fin.

La raison pèse bien peu une fois entré dans le domaine de ce que les Grecs anciens appelaient l’hubris, c’est-à-dire la démesure. (...)

Douterait-on encore de cette déraison qu’il suffirait de constater, à la lumière des récentes affaires, que ce sont les mêmes qui aujourd’hui s’exilent et utilisent les paradis fiscaux. Ils sont de plus en plus nombreux si l’on en croit les classements mondiaux des fortunes. Parce qu’ils ont de plus en plus d’argent, ils ont de plus en plus de raisons de le soustraire à la fiscalité.

A la fin, il ne reste plus qu’à s’incliner devant un beau culot : ce sont ceux qui partent et trichent qui protestent le plus fort.