
En 1943, un photographe espagnol sauve de la destruction les photographies prises par les SS de Mauthausen. Au delà du quotidien du camp, l’exceptionnelle « collection Boix » documente la condition concentrationnaire. Elle éclaire l’importance de la photographie pour l’histoire — et vice versa.
(...) L’historien reconstitue avec une grande rigueur le bref, mais fulgurant parcours du jeune photographe espagnol. Il l’enracine dans son milieu familial (le père de Francisco est plutôt de tendance anarchiste) et le suit jusque dans l’après-guerre, notamment durant ces dernières et brèves années parisiennes où Boix travaille comme reporter pour la presse communiste française. Ce sont parmi les deux apports majeurs de la seconde version de l’ouvrage.
Quand Francisco Boix réalise ses premiers clichés, à partir de 1936-1937, notamment pour la revue Juliol éditée par la Jeunesse socialiste unifiée de Catalogne, émanation du Parti communiste espagnol, il n’a pas 17 ans. En 1938-1939, Boix est sur le front. Puis, il passe la frontière française, avec un demi-million d’hommes, de femmes et d’enfants pour échapper aux armées victorieuses de Franco. Il séjourne alors successivement dans plusieurs de ces camps d’internement lamentables destinés aux ex-combattants de la République espagnole.
Engagé à partir de septembre 1939 dans une Compagnie de Travailleurs Étrangers affectée en Lorraine, Boix tombe — comme la plupart de ses compagnons d’exil — aux mains de l’armée allemande. Très vite, et avec la bénédiction au moins tacite des autorités françaises de Vichy et espagnoles de Madrid, un sort spécial est réservé à ceux que l’on nomme les « Rouges espagnols ». Début 1941, Boix est transféré au Stalag de Fallingbostel (Basse-Saxe), étape ultime avant son arrivée, le 27 janvier 1941, à Mauthausen dont il ne sortira que plus de 4 ans et demi plus tard. Parmi les combattants capturés par la Wehrmacht, seuls les Espagnols et les Soviétiques ne bénéficièrent pas de leur qualité de « prisonnier de guerre » et furent transférés dans un camp de concentration au régime particulièrement sévère. Deux tiers des détenus espagnols périrent à Mauthausen. (...)
début 1943, les SS se voient ordonner de détruire ces photographies documentant diverses scènes dont généralement ils se glorifient — visites officielles de dignitaires, travail exténuant des déportés, exécutions sommaires et crimes de masse —, mais désormais susceptibles de devenir autant de pièces d’accusation. La destruction commence, mais par chance, clairvoyance et beaucoup de culot, Boix et quelques proches, tous espagnols et membres de l’organisation communiste clandestine du camp, réussissent à subtiliser et à cacher une partie des photographies.
Celles-ci sont sorties du camp et cachées dans le village de Mauthausen. À l’approche des troupes alliées, le concours d’une Autrichienne (Anna Pointner), qui accepta de cacher chez elle les négatifs de février 1945 à la Libération, fut déterminant. Grâce à cette formidable chaîne humaine sans cesse au bord de la fatale rupture, un certain nombre de ces photos nous sont parvenues. Mais là ne s’arrête pas l’histoire de Boix.
Dès le départ précipité des SS et avant même l’arrivée des troupes américaines, à partir du 5 mai 1945, celui-ci redevient reporter-photographe et capture ces moments inouïs où les captifs voués à la mort retrouvent enfin liberté et dignité. (...)
Il meurt en 1951, à l’âge de 31 ans, sans avoir revu son pays ni sa sœur Núria, à laquelle les autorités franquistes ont interdit de se rendre jusqu’à la frontière où l’attendit, en vain, Francisco.
À ce jour, un millier de photographies sont connues et localisées. Mais, d’après une déclaration de Boix lui-même, ce sont près de 20 000 photographies qui auraient été dérobées. Où sont les autres ? (...)
ces clichés possèdent un pouvoir de révélation. Par son ampleur et la diversité des thèmes restitués, une telle collection dévoile une part essentielle du cadre mental nazi, de l’imaginaire et des représentations des SS de Mauthausen et, au-delà, permet de documenter, pour l’histoire et pour mémoire, les logiques du système concentrationnaire du Troisième Reich.(...)
Pourquoi le service d’identification photographique de ce camp, pourquoi le fonds sauvé lui-même, ainsi que la figure de Boix, sont-ils encore à ce point négligés par les historiens de Mauthausen, et ce jusqu’aux plus informés [1] ? Le laboratoire photographique était pourtant, comme le rappelle Daniel Simon, président de l’Amicale de Mauthausen, un lieu majeur d’affirmation du pouvoir SS, de l’idéologie nazie et de la modernité de l’Allemagne du Troisième Reich. À quoi faut-il attribuer cette durable indifférence des historiens ?
Au delà de l’accablement qu’elles continuent à susciter, ces photographies subtilisées aux SS par des déportés nous adressent malgré tout un fort message. Elles témoignent d’un double acte de foi de la part de Boix et de ses amis : foi en l’avenir, tout d’abord, malgré la violence meurtrière et l’arrogance des bourreaux qui aiment à se mettre en scène ; foi aussi dans la capacité du témoignage photographique à faire preuve en premier lieu contre les criminels, pour l’histoire ensuite. En ce sens, ce témoignage photographique est bien aussi un acte de résistance. Il convient donc de le reconnaître comme tel.