
Alors que les prix Nobel de Médecine et de Physique ont été décernés lundi et mardi, et que ceux de Littérature et de la Paix seront remis jeudi et vendredi, Josepha Laroche, auteur de Les Prix Nobel, sociologie d’une élite transnationale (Liber, 2012), revient pour nonfiction.fr sur l’historique de ces prestigieuses récompenses, mais aussi sur le processus de sélection des lauréats et sur les difficultés, "souvent inavouées, voire inavouables", qui peuvent peser sur leur vie devant les charges imposantes d’un tel statut.
Dans son testament du 27 novembre 1895, l’industriel Alfred Nobel a jeté les bases d’un système international de gratifications résolument pacifiste et cosmopolite. Dans son esprit, ce dispositif avait pour objet de réorganiser rationnellement la scène mondiale en réconciliant l’éthique et le politique. Comprenant initialement cinq prix, ce modèle inégalé en matière de prestige et d’autorité, n’a cessé depuis de façonner le monde. (...)
Ce qu’il y a d’oppressant dans le prix apparaît moins. Pourtant, celui-ci exerce une forte violence symbolique sur ses bénéficiaires. L’assujettissement à des gestes précis pendant le cérémonial et surtout l’injonction implicite d’incarner la loi Nobel les contraint impérieusement. Tout se passe comme si ce rituel confirmatif tenait lieu de rite de passage et de rappel à l’ordre au terme desquels les lauréats seraient adoubés par l’institution. Souvent inavouées, voire inavouables, leurs difficultés devant les charges imposantes de leur statut pèsent cependant sur leur vie. Devant une telle imposition de rôle, certains Nobel souffrent de leur trophée. Marqués, parfois même tyrannisés, par ses effets sociaux, d’aucuns lui imputent l’altération de leur identité ; leurs travaux et leur trajectoire personnelle s’en trouvant transformés. Finalement, ce fardeau de la consécration demeure la face cachée de leur gloire et la manière de s’ajuster à leur statut demeure en fait toujours ambivalente : ils ne cessent de respecter la valeur de leur prix tout en le déniant publiquement. Certes, ils forment une élite du savoir et du pouvoir symbolique, mais n’oublions pas pour autant que cette appartenance renvoie à un fondement social bien défini. (...)
Il existe de nombreux liens entre les Nobel qui conduisent à évoquer l’existence d’une caste endogame. Les prix consacrent en effet l’aboutissement d’un processus social de sélection, de formation et de socialisation dans les réseaux les plus éminents de la recherche, des lettres et du champ politique.
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La politique d’attribution s’applique depuis plus d’un siècle à endiguer la brutalisation du monde4. Ce faisant, elle est à l’origine d’une diplomatie cohérente par laquelle le système Nobel intervient globalement sur la scène mondiale pour imposer l’irréductibilité de valeurs telle que la liberté. L’institution et ses lauréats se considèrent à ce titre comme les plus solides défenseurs des droits humains contre la Raison d’État. En s’affirmant comme pouvoir universel de critique, ils interviennent de plus en plus souvent dans l’arène internationale, qu’il s’agisse d’aborder des thèmes de société ou qu’il faille traiter plus directement de questions politiques. Ce faisant, ils n’hésitent pas à s’ingérer dans les affaires intérieures des États ou à s’impliquer dans des règlements internationaux. Ils déploient alors leurs actions tous azimuts pour promouvoir une politique qu’ils labellisent au nom d’un savoir ou des biens communs dont ils s’autoproclament les gardiens.
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