
FLASH-BACK
Été 1989
J’ai 8 ans, je découvre l’escalade pour la première fois, dans les Alpes, avec mes parents, ma frangine et un guide. Un monde s’ouvre à moi : aux plaisirs des randonnées en montagne que je pratique depuis mon plus jeune âge vient s’ajouter celui de grimper. Ce domaine de la verticalité nécessite une autre manière de se mouvoir au moyen de la corde, outil indispensable, et tout le matériel qui va avec. Les débuts sont difficiles, il me faut lâcher prise, appréhender le vide, avoir confiance en mon assureur et dans le matériel… Quelques années plus tard, au moment de l’adolescence je m’essaierai à l’alpinisme et découvrirai ainsi, en plus de l’univers minéral, celui de la neige et de la glace.
(...) Au même moment, Vincent fait ses armes sur les blocs de Fontainebleau. Une chance pour lui, sa grand-mère maternelle y réside, il peut donc écumer les blocs et peaufiner sa technique en autodidacte, au gré des week-ends et vacances passés chez elle. (...)
Septembre 1996
C’est notre première rencontre, nous sommes au lycée, en première. Malgré des genoux récalcitrants qui m’ont valu une année de seconde dispensée de sport, j’ai harcelé mes parents et mon médecin traitant afin d’obtenir le précieux sésame : le certificat médical d’aptitude permettant mon inscription à l’UNSS, section escalade. Je vois Vincent pour la première fois, évoluant sur le mur artificiel du gymnase, tel un acrobate, avec sa gestuelle si particulière, lente et posée, toute en souplesse. Chaque geste parait si naturel et si facile... je suis impressionnée. (...)
De 1998 à 2000
Le bac en poche, nous prenons des directions différentes : je pars pour Lille où j’entame un DTS d’Imagerie Médicale et Radiologie Thérapeutique et lui pour Reims où il entre à la fac pour commencer un DEUG en biologie, puis l’année suivante en maths. Il faut bien l’avouer, la fac ne le passionne guère et il assiste aux cours en dilettante, passant le plus clair de son temps à la salle de bloc, où il officie assez rapidement en tant qu’ouvreur.
Nous ne nous perdons pas de vue pour autant puisqu’on se retrouve régulièrement pour grimper, soit à Vertus (LA falaise locale), soit à la salle de bloc étant donné que le climat marnais ne permet pas une pratique de l’escalade en plein air optimale. Nous nous rapprochons peu à peu et de notre simple relation de potes de grimpe commencent à naître des sentiments plus profonds. (...)
13 mars 2012
Il est environ 15 heures, le téléphone fixe sonne, je m’extirpe en boitillant du canapé pour aller décrocher (toujours cette entorse de cheville qui me donne du fil à retordre). C’est Simon. Bizarre.
Non seulement il m’appelle moi, en pleine journée, sur le fixe, mais en plus il a une voix très étrange.
Rapidement et d’une façon hachée il m’explique le topo : personne n’arrivait à me joindre puisque rares sont les amis ou collègues de Vincent qui ont mon numéro / problème à Bazancourt à la sucrerie, dans le silo (je croyais qu’il bossait à Sillery dans une autre sucrerie) / deux cordistes ont disparu / personne ne sait exactement ce qui s’est passé/ il est sur place, mais on ne veut pas le laisser entrer dans la sucrerie / ils sont ensevelis mais il n’a pas plus d’info pour l’instant / il viendra chez moi plus tard / il ne faut pas que je reste seule.
À ce moment-là c’est le black-out, mon cerveau se déconnecte, mon esprit se dédouble, étrangement une partie de moi reste très calme et lucide. Je lui demande juste avec une voix que je ne me connais pas s’il sait à quelle heure approximativement s’est passé l’accident. « Vers midi je pense » me dit-il, je rétorque « Ok, merci de m’avoir prévenue » et raccroche le téléphone, les larmes coulant déjà sur mon visage. Étant moi-même pompier volontaire, je sais ce que ces explications signifient et pressens déjà le pire.
Je m’écroule, hurlant et pleurant à la fois, mes entrailles se tordant de douleur et le cœur se déchirant dans ma poitrine. La partie lucide et dédoublée de mon esprit se dit « tiens, c’est bizarre, c’est comme dans les films, ils n’exagèrent pas en fait… »
Je suis littéralement en état de choc et très rapidement, après une mini-phase de déni où je me dis « c’est pas possible ! », puis « pourquoi lui, pourquoi moi ? » une petite voix me dit dans ma tête qu’il va falloir faire face, pas le choix.
Je vais maintenant devoir prévenir quelqu’un, j’opte instinctivement pour mes parents, puis dans la foulée il faudra appeler les parents de Vincent… Je laisserai mon père s’en charger. (...)
La nouvelle est confirmée quelques minutes plus tard par ma soeur qui appelle, pour signaler qu’elle a vu, sur un site d’information sur internet, que les corps de Vincent et Arthur ont été retrouvés sans vie, au fond du silo, après de nombreuses heures de recherche par les pompiers du GRIMP.
Drôle de façon d’apprendre la mort de l’homme de sa vie… (...)
20 mars
Le hasard dû calendrier fait que c’est le jour de l’enterrement de Vincent et aussi celui d’Arthur.
Dans les deux cas, il y a foule pour ce dernier et très émouvant hommage.
On se retrouve le soir, avec bon nombre des amis de Vincent, à la maison, pour un moment de partage et d’émotion qui restera gravé dans ma mémoire. Je le sens déjà, ce n’est plus ni la maison de nos rêves, ni la maison du bonheur.
22 mars
C’est la reprise du boulot : bon, il va falloir faire avec les troubles du sommeil, le stress post-traumatique et la peur de ne pas pouvoir « gérer » qui pourrait retentir sur la sécurité des patients. (...)
Conclusion de Marion
Neuf ans après la perte d’Arthur je me demande encore souvent comment cette plaie pourra se refermer tant elle est douloureuse.
Pourtant le temps nous a permis de sécher nos larmes, d’esquisser de nouveau un sourire. De redonner du sens à notre vie, de belles notes d’optimisme.
Mais notre quotidien est un partage constant entre la violence de ce bouleversement émotionnel et notre reconstruction.
Ce drame nous a sûrement fait grandir trop vite Fanny et moi. Nous qui nous croyions invincibles dans nos couples si solides, nous avons perdu notre insouciance à jamais.
Aujourd’hui je vis chaque instant comme un moment unique, je sais trop bien que la vie ne tient qu’à un fil.
Il y a peu de temps, alors que nous étions à table en train de dîner ma petite famille et moi, Léna ma fille aînée, âgée de 5 ans, me demande pour le dessert un petit suisse avec du sucre.
Elle regarde alors la boite de sucre avec insistance et me demande : « Maman comment on fait le sucre ? » je vois des étoiles dans ses yeux, elle qui est si gourmande et aime tant cette substance à la saveur si douce qui, moi, me rend amère.
Je lui réponds vaguement que le sucre peut provenir de la betterave ou de la canne à sucre.
Elle me regarde et rétorque « Je ne comprends pas », à cet instant je sais que je ne vais pas m’en tirer comme ça. Je cherche alors un petit documentaire pour enfants qui explique en dix minutes la fabrication du sucre.
Le silence se fait dans la maison et tous les quatre nous regardons cette vidéo explicative, même Zoé qui n’a que 3 ans semble captivée.
Lorsqu’apparaissent les silos sur l’écran les larmes coulent sur mon visage, je ne peux les retenir.
Mon mari, leur papa, m’attrape la main et la serre fort.
La vidéo est terminée, Léna est satisfaite, elle va avoir des choses à raconter en classe demain.
Moi j’ai le cœur noué, j’ai envie de crier, de pleurer, je suis si mal...
Pourtant je le sais, un jour je vais devoir leur raconter.