
Entre deux moments de paroxysme décisif, l’histoire ne tient parfois qu’à un fil. Et en ces temps, nous y sommes Grèce... bien en équilibristes. Il y a tout juste quarante ans, la dite “génération de l’École Polytechnique” se révoltait contre la junte des colonels. La révolte a été d’abord écrasée dans le sang au soir du vendredi 17 novembre et aussitôt, autant (que possible) instrumentalisée par ceux de la junte qui comme Ioannidis... s’y préparaient à prendre la relève après avoir renversé l’homme fort du régime, le colonel Georgios Papadopoulos.
Depuis 1973, “la Polytechnique” comme on dit en Grèce, devient à la fois un symbole, un mythe fondateur et autant un lieu de mémoire, forcément retravaillés. Les gouvernements successifs ont voulu faire du 17 novembre une presque fête nationale si possible unificatrice, “car la Polytechnique symbolise plus qu’autre chose, la résistance du peuple grec contre le régime des Colonels” tandis que pour les gauches grecques, il s’agissait avant tout, d’une journée “de commémoration dans la lutte”. (...)
L’histoire du monde post-déshumanisé (donc ce n’est pas forcement pour demain matin), retiendra et même à peine, comment et combien “notre” petit Georges, Christos et même Maria ont été ces piètres politiciens-marionnettes ayant si obligeamment obéi au règne de l’insignifiant. Au même titre bien évidemment que l’ensemble des autres “dirigeants” des pays de l’Union Européenne durant la dernière décennie avant sa disparition. Mais il y a aussi ces autres anciens des organisations étudiantes de la période 1967-1974 qui ont défilé dimanche 17 novembre dans les rues d’Athènes et qui n’ont pas perdu un certain sens de leur engagement. (...)
Le défilé “de la mémoire et de la lutte qui continue” a fait descendre dans la rue plusieurs milliers de personnes à Athènes et à Thessalonique. Les partis et mouvements de la gauche grecque se sont mobilisés, il y a avait de l’émotion, de la colère et du courage... sans plus. Il y a eu aussi pratiquement huit mille policiers mobilisés de l’autre côté du bitume, la circulation a été interdite très en amont au passage de la manifestation et toutes les stations du métro situées au centre-ville ont été fermées.
Désormais, tout un monde abyssal sépare ceux qui gouvernent et la majorité écrasante des Grecs. Certains prétendent même que du temps des colonels le rejet du régime fut moins radical. C’est fort possible. (...)
La soirée organisée par les Syrizistes du 4ème district d’Athènes se voulait autant commémorative qu’actuelle. Maria Damanaki, homonyme et parente éloignée de la Commissaire à Bruxelles, éloignée y compris et surtout politiquement, a exposé son expérience depuis l’école publique où elle exerce son métier : “Je suis enseignante spécialisée pour enfants handicapés. Déjà nos classes sont menacées de suppression, ensuite, il n’y a plus de ramassage scolaire et ces enfants en difficulté alors évidente sont ainsi parfois privés d’école. Le manque d’enseignants a de même retardé la rentrée d’au moins un mois pour ces enfants, et dans certains cas de telles classes restent encore fermées à la mi-novembre. L’accès à l’école garanti pour tous les enfants sans discrimination inscrit dans notre Constitution est sacrifié par l’illégalité du mémorandum. À mon école comme ailleurs, nous collectons vivres, livres et vêtements pour un bon tiers des élèves. Nous assurons leur distribution à domicile dans la discrétion tandis que nos psychologues agissent bénévolement auprès des familles. Lorsque j’ai retrouvé un de mes élèves à la rentrée, celui-ci m’a aussitôt posé la question suivante : ‘Alors Madame, si le ministère supprime votre poste, aurai-je toujours accès à la distribution des vivres ?” (...)
“Cette pauvre Europe, elle est d’abord une honte et ensuite une catastrophe. Et c’est alors la fin. L’UE s’est avérée être une tromperie monumentale” me disait un retraité rencontré dans un café. Il est de droite, issu de la vieille droite de Karamanlis et qui n’apprécie pas forcement “ces fiestas de la gauche chaque 17 novembre depuis 40 ans”. Inutile de dire qu’il ne votera plus jamais en faveur des partis du mémorandum, la dernière fois c’était en 2012. (...)
Devant les bureaux de la représentation de la Commission Européenne à Athènes, des manifestants issus des rangs d’ANTARSYA ont alors brûlé des reproductions agrandies de... “notre” monnaie trop unique, ainsi que l’étendard bleu des étoiles qui depuis un moment déjà nous tombent sur la tête ! Le tout, sous l’abrogation de la foule des autres manifestants. Les mentalités chargent vite en ce moment et pas qu’en Grèce. (...)
Les brulures de l’histoire en gestation seront alors les cendres du futur, c’est bien connu. La manifestation a pris fin comme de coutume devant l’Ambassade des États-Unis. À part dans le quartier d’Exarcheia dans la soirée, et pour tout le reste, le calme coléreux régnait en ville. Entre-temps, une supposée “organisation de l’extrême-gauche armée” a revendiqué au matin du dimanche 17, l’assassinat des deux jeunes aubedoriens du 1er novembre. Nombreux sont ceux qui estiment que ce double assassinat serait plutôt l’œuvre des services... obscurs, voire secrets. Parmi eux et d’ailleurs en le disant publiquement, Manolis Glezos, héros de la Résistance et député SYRIZA ainsi que, Ilias Panagiotaros député Aube dorée.
La Grèce avance sous le vertige de l’histoire qui depuis trois ans a presque tout changé. Aux dires de tous la commémoration des 40 ans de la révolte de l’École Polytechnique n’a pas été le grand événement ainsi largement partagé, pour ce qui est de la participation des athéniens aux défilés du moins. Cependant, sa portée réelle est bien plus perceptible que jamais je dirais. (...)
Au soir du 18 novembre, les membres du Conseil de l’Université d’Athènes ont unanimement démissionné. Après avoir licencié une bonne partie de son personnel administratif, le ministre de l’Éducation sous l’Occupation de la Troïka est sur le point de faire intervenir la police afin que l’Université et l’École Polytechnique rouvrent leurs portes après onze semaines de grève. “Nous nous refusons à enseigner sous l’œil de la police” déclarent les universitaires. L’automne grec en ce novembre 2013 est bien lourd, comme il y a quarante ans. (...)
sans mémoire, le futur devient inimaginable sauf que l’histoire ne tient parfois qu’à un fil. Comme en ce moment. Pour une fois, nous avons l’impression que notre mémoire nous arrive du futur.
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