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La marche Kurde
Article mis en ligne le 4 avril 2015
dernière modification le 30 mars 2015

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Dossier : Parmi les Kurdes
La marche Kurde

paru dans CQFD n°129 (février 2015), rubrique Le dossier, par Mathieu Léonard, illustré par Yann Renoult
mis en ligne le 30/03/2015 - commentaires

Alors que Kobané, ville symbole de la résistance kurde contre Daesh est enfin libérée, la justice française vient de condamner des militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) chargés de collecter des fonds pour la lutte contre ces mêmes ennemis de la France. Une contradiction majeure qui fait écho à celle assumée par le Congrès américain qui, fin 2014, rayait de la liste des organisations terroristes deux partis kurdes irakiens, le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani et celui de l’Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani, tout en maintenant sur cette même liste le PKK dont la zone d’influence est turque et le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie.

Cet imbroglio diplomatique est tout entier lié à la pression colossale exercée par la Turquie, pilier de l’Otan, contre l’équipement militaire des résistants kurdes au Rojava. Dans le numéro de novembre (CQFD n°126), nous nous entretenions avec Aydin, un militant kurde de Marseille, sur la situation au Rojava ; nous proposons ici un nouvel éclairage sur le PKK, à travers un entretien avec le chercheur Olivier Grojean, spécialiste des mobilisations et du transnational à l’université d’Aix-Marseille, et des extraits des reportages exceptionnels du photographe Yann Renoult parmi les combattants et combattantes kurdes. (...)

Il est nécessaire de bien comprendre que le PKK est aujourd’hui davantage une mouvance qu’une organisation clandestine très fermée. Si la branche politique et les multiples associations qui la soutiennent sont aujourd’hui beaucoup moins encadrées, les branches militaires, masculine ou féminine, sont toujours des organisations armées, en guerre contre l’état turc et l’état islamique, et donc soumises, comme toute organisation militaire, à une discipline de fer. (...)

le marxisme-léninisme du PKK a subi de profondes transformations à partir du milieu des années 1980, avec de nombreuses références à la « production de soi », à l’« émancipation individuelle », à l’« humanisation ». Il s’agit alors pour un militant de se désaliéner de sa mentalité turque afin de devenir un « vrai Kurde », un homme nouveau. Puis, au début des années 1990, suite à la chute de l’Union soviétique mais aussi à l’élargissement des mobilisations à de nouvelles franges de la population, on observe à nouveau une mutation des discours, avec une atténuation des référents léninistes, une certaine « apoisation » (d’Apo, « oncle », surnom d’Öcalan) de l’idéologie et des références de plus en plus marquées à la « femme libre », en harmonie avec le peuple et la nature. (...)

ce qui apparaissait au début comme une vague tentative de démocratiser son discours a gagné en cohérence pour enfin se fixer sur le concept de « confédéralisme démocratique ». Par ailleurs, les nombreux réaménagements organisationnels que subit la mouvance PKK rendent davantage visibles ces transformations idéologiques, à un moment où le PKK se cherche et tente de gagner une nouvelle virginité « démocratique ». Enfin, on l’oublie un peu, l’élection de nombreux maires pro-kurdes dans les grandes villes à majorité kurde de Turquie va permettre de bien davantage s’intéresser aux politiques locales  (...)

Aujourd’hui, le PKK considère le nationalisme comme une idéologie rétrograde et réactionnaire. Mais cela l’était déjà à la fin des années 1970, quand il souhaitait se démarquer des mouvements nationalistes et « chauvinistes ». En fait, si le parti s’est d’abord considéré comme un mouvement de libération nationale (« le Kurdistan est une colonie qu’il faut libérer »), en même temps, ses théories de l’« Homme nouveau » ou de la « Femme libre » se focalisent clairement sur l’ethnicité et le sentiment national. Les discriminations vécues par les Kurdes en Turquie ont inévitablement contribué à construire le PKK en un mouvement nationaliste, avec notamment une historiographie construite sur le modèle de l’historiographie nationaliste turque.

En ce qui concerne la religion, elle n’a jamais joué un rôle dans l’idéologie du PKK, qui a toujours été athée mais laïc, car respectueux des différentes confessions. En revanche, pour des raisons liées à la sociologie géographique de la Turquie, le PKK a dès ses débuts été bien davantage soutenu par les populations kurdes sunnites, ce qui l’a conduit dans les années 1990 à tenter de se rallier les Kurdes alévis (minorité hétérodoxe de l’islam), avec un succès un peu mitigé. (...)

Les discours sur « la » femme [3] et sur la nature remontent aux débuts des années 1990. L’enrôlement massif des femmes impose alors des aménagements organisationnels importants. Des unités mixtes sont d’abord créées, puis des unités strictement féminines, et aujourd’hui le Parti de la femme libre (PJA) se veut en principe indépendant du PKK. D’un point de vue quantitatif, les femmes comptaient pour environ 10 % des membres en 1993 et seraient aujourd’hui plus de 40 %, avec une parité de plus en plus stricte en ce qui concerne les postes de direction (il en va de même pour le PYD en Syrie). Pour autant, les rapports de genre au sein de la guérilla ne se transforment que très lentement. De fait, il ne faut pas forcément penser la place des femmes au sein du PKK en termes de « féminisme », mais plutôt s’interroger sur les modalités de gestion de l’« économie libidinale » dans les groupes armés à forte promiscuité.

Enfin, en ce qui concerne l’écologie, outre des politiques des mairies kurdes effectivement plutôt pro-environnementales, on sait que des expériences sont menées en Turquie dans la commune de Gever, avec des mesures concernant l’eau, les pâturages et les coopératives agricoles, et dans la commune de Ax û Av (« Terre et Eau » en kurde) dans le district de Viransehir. Ce dernier projet, mené par un activiste turc nommé Metin Yegin, et qui s’inspire d’expériences en Amérique latine, vise notamment à créer des coopératives agricoles à production biologique. Mais ces deux expériences sont pour le moment très circonscrites. Au Kurdistan de Syrie, il est très difficile de savoir aujourd’hui ce qui est réellement mis en place dans les zones contrôlées par le PYD. (...)

« Qu’est-ce qui t’a le plus impressionné dans le Rojava à propos de cette pratique de l’autonomie démocratique ?

– Il y a eu tant de choses impressionnantes. Je ne crois pas avoir entendu parler jusque-là d’une situation où les mêmes forces politiques aient mis en place deux niveaux distincts de pouvoir. D’un côté, il y a "l’auto-administration démocratique”, qui dispose de tous les attributs d’un État – Parlement, ministères, etc. – mais qui est soigneusement séparée des moyens coercitifs. De l’autre, vous avez la TEV-DEM (le Mouvement de la société démocratique), pilotant de bas en haut des institutions de démocratie directe. En fin de compte – et ceci est fondamental – les forces de sécurité sont d’abord responsables devant les structures dirigées de bas en haut et non devant celles commandés de haut en bas. Un des premiers endroits que nous avons visités était une académie de police (Asayis). Tous ont dû suivre des cours de résolution non violente des conflits et de théorie féministe avant d’être autorisés à toucher une arme à feu. Les directeurs nous ont expliqué que leur but ultime était de donner à chaque personne dans le pays six semaines de formation de policier, de telle sorte qu’au final, ils pourraient se passer de police. »