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Mediapart
La fanfare, « le Juif » et les blagues antisémites
#harcèlement #bizutage
Article mis en ligne le 9 novembre 2022
dernière modification le 8 novembre 2022

Étudiant en 2008 dans une grande école d’ingénieurs, Jonas Pardo s’est investi dans une fanfare étudiante, où il était surnommé « le Juif ». Transgressions, humiliations, « blagues » répétées… Après une amnésie de dix ans, il témoigne d’un « harcèlement à caractère antisémite ». Mediapart a tenté de ranimer la mémoire des fanfarons de l’époque.

Pas de croix gammée ni de salut hitlérien. Pas l’ombre d’un négationniste, ni même d’un électeur d’extrême droite. « C’est une histoire d’antisémitisme ordinaire qui a dégénéré », résume Jonas Pardo. Tout commence en 2008, lorsque le jeune homme intègre une grande école d’ingénieur·es de l’ouest de la France.

À l’époque, la fête, la bonne humeur et l’humour potache l’attirent vers la fanfare de l’école, qui ouvre en grand ses portes aux novices. Tradition oblige, les étudiants et étudiantes de première année se font rapidement chambrer. Sorte de rite de passage, dès les premières semaines, le moindre trait de caractère ou la moindre spécificité est pointée du doigt pour en tirer un surnom qui les suivra tout au long de leur vie de fanfaron. Jonas y a donc connu « la Connasse », « l’Insupportable », « Brutus », ou encore « la Pute à frange ».

À l’occasion d’un apéro, alors qu’il décline une rondelle de saucisson, il confie à ses camarades qu’il ne mange pas de porc. Il sera donc « le Juif ». « Ça a commencé à vanner sur les Juifs dès la première soirée, [...] je n’avais pas encore développé la tactique qui consiste à se dire végétarien », détaille en septembre Jonas Pardo dans le billet de blog publié dans le Club de Mediapart, qui lui a servi d’exutoire. (...)

Bien plus tard, alors qu’il avait relégué tout cela dans un recoin de son subconscient, le réveil est brutal. En 2019, c’est un article du Point, relatant qu’une étudiante en médecine a vu classée sans suite sa plainte pour « harcèlement moral à caractère antisémite », qui lui a permis de rassembler les pièces du puzzle. « J’ai eu un vertige, et tout m’est revenu en mémoire parce que c’était la bonne formule pour nommer ce que j’avais vécu », écrit Jonas Pardo, aujourd’hui formateur dans la lutte contre l’antisémitisme

Deux ans après cet article, il aperçoit une ancienne camarade de fanfare lors d’un concert chez un ami. Il panique. « Tomber par hasard sur la tubiste de l’époque, c’était comme une effraction dans mon monde. » Puis l’été dernier, c’est le coup de grâce. Alors qu’il est convié à participer à l’événement d’un parti de gauche pour évoquer la façon dont l’antisémitisme peut s’insinuer dans tous les milieux, il s’aperçoit que l’une des fanfaronnes, qu’il identifie comme sa « harceleuse » principale, sera aussi présente pour le compte d’une association du même bord. (...)

« Anticonsensus » et violence verbale

À l’époque, constitué d’une trentaine de personnes, le groupe s’était construit sur la rigolade, les costumes bariolés, les perruques exubérantes, les airs populaires… et la transgression permanente. D’après plusieurs anciens, de nombreuses rumeurs circulaient autour de leurs membres, et ils prenaient un malin plaisir à entretenir le fantasme. (...)

« On vivait en vase clos. C’est en cela que le mot harcèlement prend de la consistance, ça te tombe dessus n’importe quand. » Jonas Pardo (...)

Musicienne confirmée, Hélène faisait partie du groupe et se rappelle nettement les blagues antisémites. « Je me souviens que ça n’a pas été subi passivement de la part de Jonas. Je me souviens qu’il avait essayé d’engager des débats à ce sujet. Le revers de la médaille, quand on se rend compte que ça embête quelqu’un, c’est qu’on en fait encore plus. Je pense que ça les a attisés », regrette la jeune femme, qui avoue ne pas avoir été elle-même « très mature » sur ce sujet-là.

Comptant parmi les membres les plus actifs du groupe, on trouve Camille, la jeune femme citée par Jonas dans son billet. Et si elle ne se reconnaît pas dans le portrait dressé, elle admet néanmoins des dérives auprès de Mediapart. Quand il a rejoint le groupe, elle aurait même soulevé le problème avec une partie de ses camarades.

« Je crois que la question de l’antisémitisme nous posait problème, ça nous faisait peur. Jonas avait un grand besoin d’intégration, il avait envie d’être présent dans un certain nombre de groupes, mais la fanfare ayant des blagues qui préexistaient à son arrivée, ce n’était pas un endroit pour lui…, avance Camille. On était très mal à l’aise avec le fait qu’il ait envie de faire partie de la fanfare, parce qu’on ne savait pas comment traiter ce cas. Est-ce qu’il fallait que [ces blagues] s’arrêtent ? Ou qu’ils les fassent quand même ? Je n’en suis pas fière aujourd’hui. Ce n’est pas comme ça qu’il faut traiter les choses. » (...)

Un soir de fête dans un appartement privé, l’un des membres du groupe aurait commencé à jouer avec « un cœur de porc » devant Jonas, avant de le lui « écraser » sur le visage pour le lui « faire bouffer », tandis qu’un autre étudiant lui maintenait les mains dans le dos. « C’était humiliant. C’était fait par surprise, mais avec une connivence à un moment… Combien de temps ça a duré ? Je ne sais plus, mais je sais qu’il y avait du public, c’était lors d’une soirée dans l’appartement d’un étudiant de 2e ou 3e année », se remémore-t-il.

Un autre soir, son pantalon aurait été baissé par surprise « pour que tout le monde puisse mater une bite circoncise ». « Ça a duré un quart de seconde, ils ont tous ri et j’ai relevé mon pantalon », explique Jonas, qui ne laisse alors rien paraître de son malaise. (...)

Dans son groupe, il n’est pas le seul à subir l’ambiance. Peu après les vacances de Noël, à l’heure de la répétition, lui et quatre autres fanfarons décident de poser leurs instruments au sol, au beau milieu de l’amphithéâtre. L’un d’eux venait d’être exclu de la fanfare pour manque d’assiduité ; les autres l’ont suivi, pointant une activité trop chronophage. Officieusement, pourtant, une partie des démissionnaires ne supportent plus le climat qui y règne. « On s’est accrochés trop longtemps », lâche Jonas. (...)

Céline entend encore les blagues sur les fours crématoires, se souvient du surnom de Jonas, de tout un tas de « microgestes répétés ». Elle en a fait des cauchemars. (...)

À l’époque, Jonas n’a jamais tenté d’alerter l’administration de l’école, et, de son côté, la hiérarchie n’y a vu que du feu. Pourtant, elle s’incrustait dans les week-ends d’intégration, tentait de limiter l’alcool et de stopper toute tentative de bizutage.

« Mais ce qu’il se passe dans les environnements privés, on ne le voit pas », concède un ancien professeur. Même impuissance du côté de l’ancien directeur de l’école, scandalisé par les faits relatés. (...)

Au sortir de cette expérience, Jonas tourne la page et l’oublie. L’amnésie durera dix ans. (...)

L’écriture lui a été pénible ; de plus en plus d’anecdotes ont refait surface. Mais la publication du texte et les témoignages qu’il a suscité l’ont libéré. « L’antisémitisme, ce n’est pas que des gens qui crient “sale Juif !” dans la rue… Ce n’étaient pas des nazis, souffle-t-il. Juste des étudiants inconséquents. »