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le Monde Diplomatique
La fabrique de l’âme standard
par Eva Illouz, novembre 2011
Article mis en ligne le 9 mai 2012
dernière modification le 6 mai 2012

Construire le consensus et apaiser les relations, entreprendre de se connaître, privilégier le dialogue, maîtriser ses émotions : autant de vertus aujourd’hui recommandées dans l’entreprise comme dans la vie privée. Est-ce parce qu’elles incarnent un comportement idéalement adulte, ou parce qu’elles favorisent une meilleure rentabilité de l’individu ?

(...)Ce glissement des passions de l’âme aux émotions définies comme une série d’éléments manipulables participe de ce que le sociologue Max Weber appelle le « désenchantement du monde », la perte de la foi, la vacance du sens, qui pourraient bien être l’une des caractéristiques de notre temps : la rationalisation de la vie par les institutions de la science et de la technologie, qui abrogent le « mystère » en réduisant le monde à une série d’objets de connaissance, et par la logique propre à l’économie de marché, qui requiert de mettre sa vie intérieure en accord avec son intérêt personnel. Tout ce qui n’est pas censé concourir au profit immédiat est alors déconsidéré et jugé inutile. Mais la richesse émotionnelle pourrait faire contrepoids à ce désenchantement, en offrant la possibilité de donner un sens au vécu dans sa totalité, et de s’y engager avec passion. C’est là ce que pensait Weber. Il n’avait pas prévu la puissance des mouvements qui, après la première guerre mondiale, et plus nettement encore après la seconde, entendraient rationaliser jusqu’aux émotions (2). (...)

C’est Wilhelm Wundt, dont le travail fut décisif pour la reconnaissance de la psychologie expérimentale comme science, qui a engagé la requalification de l’âme en « personnalité » ou en « psychisme », désormais modulable, quand il affirma que la notion d’âme n’était pas pertinente pour le chercheur, et que seule l’observation de phénomènes physiques permettait de comprendre les hommes.
(...)

La psychologie intégrée au marché propose des thérapies au monde entier en faisant de l’individu autonome, de la santé mentale et de l’épanouissement des objectifs à atteindre et des objets de consommation. Pour vendre ce nouveau produit — le « moi » positif et performant —, la psychologie utilise des normes d’appréciation et de mesure de l’individu et de ses émotions. (...)

Au début des années 1920 aux Etats-Unis, les psychologues, souvent influencés par une interprétation simplifiée de la pensée freudienne, avaient contribué de façon efficace au recrutement dans l’armée ou à la guérison des traumatismes de guerre. Le monde de l’entreprise décida alors de recourir à leurs compétences pour évaluer les travailleurs, améliorer les relations professionnelles et la productivité. (...)

On recense vingt-cinq sortes de tests de personnalité qui représentent un marché de 400 millions de dollars ; quatre-vingt-neuf des cent plus grandes entreprises utilisent ce type d’examen pour embaucher et former leurs employés (5).

Désormais, pour amener les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes dans l’entreprise, le responsable n’a plus à exercer une contrainte sur autrui, comme le contremaître d’autrefois ; il lui faut en revanche exercer un contrôle sur lui-même afin d’incarner l’efficacité et la rationalité : bref, piloter le versant humain de la rentabilité. (...)

Pouvoir contrôler ses émotions témoigne d’une capacité à reconnaître et défendre ses propres intérêts — ce qui est maintenant assimilé à un signe de maturité. Ce postulat d’un lien entre les types de caractère et la performance professionnelle et sociale est au centre de la notion d’« intelligence émotionnelle ». (...)

L’intelligence émotionnelle — la capacité de se contrôler — sert d’instrument de classification dans le monde du travail, et agit comme facteur d’homogénéisation. Les stages qui proposent d’apprendre comment modifier son comportement sont très fréquentés, et les pratiques pédagogiques cherchent à fournir aux enfants les outils qui les rendront aptes à l’esprit d’entreprise : maîtrise de soi, empathie, souplesse et bonne humeur. Intelligence émotionnelle et communication sont interchangeables. (...)

C’est l’un des aspects les plus originaux de l’économie du XXe siècle : la personne dans son intériorité est devenue la cible d’une industrie qui a l’individu comme principale marchandise. Pour que l’humain soit toujours plus rentable, on a standardisé l’âme.

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