
Dans les cinquante-neuf fragments de ce récit on ne tombe pas, comme Alice, au pays des Merveilles, mais dans le chaotique Etat du checkpoint, dont les mœurs sont décortiquées avec délectation par un narrateur à la verve intarissable. Depuis l’apparition du barrage permanent, les notions d’espace, de temps et de langage sont totalement brouillées au pays des habitants du checkpoint, sans parler du mur, de la « ligne de suture », comme on dit là-bas – « rapiéçage », « découpure », « suture de deux lèvres d’une plaie », selon les termes de l’auteur. Le checkpoint a provoqué « ce qu’il y a de pire dans l’instinct de survie, (...) comme lors d’une lutte sur un bateau qui ne peut contenir tous ses passagers. (...) C’est la masse humaine poussiéreuse qui lutte, qui s’embrouille, qui livre combat à des blocs de ciment où chacun tente de sauver sa peau ».
On se croirait à certains moments dans un roman swiftien, un conte satirique de l’époque des Lumières avec ses portraits mordants de divers types de la société. On savoure les dialogues des « usagers » du barrage qui, faute de pouvoir changer l’ordre des choses, y développent leurs petites habitudes et quelques agréments pour tenir le coup. Le checkpoint a créé un style de vie, une culture avec ses marchands ambulants, ses cafétérias et ses bâches pour les heures de cagnard, la file d’attente dépassant souvent les cinquante mètres. Toujours avec la même ironie mordante, l’auteur évoque aussi les fouilles corporelles : « Depuis que s’est répandu l’usage des ceintures explosives (...), l’abdomen humain est devenu suspect. Soudain (...) les gens ont pris conscience de l’existence de leur ventre. » (...)