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les inrocks
La France a peur ?
Autochtone imaginaire, étranger imaginé – Retours sur la xénophobie ambiante d’Alain Brossat (Editions du Souffle), 302 p., 17 €
Article mis en ligne le 29 juillet 2013
dernière modification le 24 juillet 2013

Pourquoi la figure de l’étranger infuse-t-elle autant le discours politique et l’appareil d’Etat ? Le philosophe Alain Brossat analyse, sévèrement, comment l’art de gouverner reste aujourd’hui contaminé par ce geste obscur du rejet de l’autre

Pourquoi la question de « l’étranger parmi nous » obsède-t-elle aujourd’hui, de manière démesurée, le discours politique ?

Alain Brossat - Le geste philosophique dont je me sens proche s’attache davantage au « comment » qu’au « pourquoi », je veux dire aux causes ultimes ou à l’origine première des objets ou phénomènes sur lesquels nous travaillons. Dans ce travail, je pars de ce constat : d’une part, la question de l’étranger, telle qu’elle est non seulement mise en discours mais aussi mise en pratique par nos gouvernants, est le domaine par excellence où les éléments de rationalité, les stratégies, l’art de gouverner, etc., sont constamment envahis et contaminés par les fantasmagories. C’est, par opposition à « l’imagination au pouvoir », le basculement et la fuite perpétuels dans l’imaginaire, un imaginaire réactif peuplé d’une multitude de menaces disparates et de projections fantastiques sur les parois de la caverne du présent – le spectre du terrorisme islamique, l’insoutenable envahissement de nos cités par les Roms, insupportables parasites, etc.

Un indice très sûr de cette dérive de la politique de l’étranger de nos gouvernants dans les eaux de l’imaginaire sécuritaire est son écart croissant avec les analyses produites par les corps de spécialistes disposant d’une expertise sur ces questions et incarnant, disons, un certain principe de réalité – démographes, sociologues, historiens, etc. Ce n’est pas par hasard que ceux qui inspirent les ministres de l’Intérieur en la matière (ceux-là mêmes qui donnent le la de la politique de l’étranger réduite, symptomatiquement, aux conditions d’une politique de l’immigration) sont des exaltés de la défense sociale repeints aux couleurs de la criminologie comme Alain Bauer plutôt que des historiens ou des démographes respectés comme Gérard Noiriel ou Hervé Le Bras…(...)

En quoi le sort réservé à l’étranger s’inscrit selon vous dans la longue histoire des persécutions liées au déploiement de l’Etat moderne ?

Question essentielle à tous égards. Dans son cours au Collège de France intitulé « Il faut défendre la société », Michel Foucault énonce une thèse forte : le racisme, dit-il en substance, ce n’est pas en premier lieu une question d’idéologie dévoyée, de mauvais héritage, de relations entre communautés virant à l’aigre, c’est une technologie de pouvoir. Pour lui, le racisme devient le problème perpétuel de la politique moderne et une arme de destruction massive dès lors qu’il entre en composition dans les mécanismes de l’Etat ; c’est qu’il est l’un des gestes décisifs par lesquels s’affirme la capacité de gouverner une population, le geste consistant à fragmenter cette population, à produire et reconduire la coupure entre cette part des gouvernés qui a vocation à être placée sous le signe de la prise en charge de la vie et une autre, placée sous un signe de mort.(...)

Il semblerait que la fragmentation du corps social, la hiérarchisation, la mise en opposition de certains avec d’autres soient des conditions déterminantes de la capacité des gouvernants à assigner à chacun sa propre place – ce qui est, au fond, la tâche première des pouvoirs modernes…(...)

Le rejet de l’étranger est une construction politique, un mode ou régime toujours plus accentué du gouvernement de la population  : à défaut de pouvoir gouverner à l’espérance, aux réformes utiles (celles qui améliorent les conditions de vie de la majorité, de l’élément populaire), au renforcement des éléments de cohésion (les dispositifs égalitaires), on gouvernera toujours davantage à la mobilisation des affects négatifs, à la peur et au ressentiment, à la méfiance et au rejet – c’est-à-dire à la fabrication de mauvais objets, mauvais corps, ceux par lesquels le mal est supposé advenir – l’étranger pauvre en moyens et en droits, le dernier arrivant. L’ironie de la situation présente est que ce soit ce même pouvoir qui, volontiers, adopte face au racisme et à la xénophobie la posture de l’Etat instructeur gardien des normes de tolérance et de civilité contre une partie du corps social que l’on dira rongée par les fièvres du communautarisme, de l’ethnicisme, etc. Ce même pouvoir magicien qui officie sans état d’âme sous le signe de l’heureuse coexistence entre le Clemenceau de la lutte contre l’étranger ingouvernable et les fondateurs de SOS Racisme montés aux affaires…