
S’il y a bien une chose que nous apprend l’appel au blocage du 17 novembre, c’est que les fractures sociales évoquées depuis plus de 20 ans par les politiques de tous bords sont à présent bien consommées. La question n’est pas tant de savoir ce qu’il faut faire ce samedi-là que de découvrir ce que cela fait ressortir comme fantasmes et représentations sociales de part et d’autre, des failles à présent béantes qui ont atomisé notre tissu social et qui nous empêchent à présent totalement de faire société.
Depuis que l’idée de foutre le bordel pour protester contre la taxation du carburant déborde tous les cadres habituels de la contestation, il n’y a plus que colère, invectives et mépris réciproques qui s’étalent complaisamment, non seulement sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les médias. (...)
D’un côté, il y a ceux qui assument d’autant mieux l’augmentation du prix des carburants et le discours pseudo-écolo qui va avec qu’ils ne sont pas concernés. Parce que dès que l’on creuse un peu, on découvre que l’écrasante majorité des pourfendeurs du mouvement sont des urbains, c’est-à-dire des personnes qui ont plutôt intérêt à se passer de véhicule personnel, ce qui est d’autant plus aisé pour eux qu’ils bénéficient de l’intermodalité des transports en commun. Mais surtout, il devient assez vite évident que derrière les critiques d’un manque de conscience écologique ou d’une absence de sens des priorités dans les contestations, se cache un classisme assez peu reluisant qui consiste grossièrement à considérer comme complètement cons, primaires et risibles tous ceux qui ne partagent pas le même mode de vie, les mêmes idées, la même conception du monde : Ceux qui ne sont pas comme moi sont juste de gros beaufs !(...)
De l’autre côté, on a la population des périphéries, ceux qui sont rejetés toujours plus loin des commodités et des boulots qualifiés par la spéculation immobilière et un ordre social de plus en plus inégalitaire et brutal, que l’on estime comme dispensables, surnuméraires, que l’on assigne aux jobs de larbins, de nouvelles domesticités au service du bienêtre et du confort des premiers de cordée.
Deux mondes qui ne se parlent plus, ne se voient plus, ne se comprennent plus et se détestent de plus en plus fermement. Deux mondes qui sont pourtant embarqués sur le même bateau qui coule, même si tout le monde n’a pas le cul qui trempe à la même vitesse. (...)
Quand on y pense, voilà des années que les forces contestataires canal historique peinent à mobiliser même le pré carré des militants convaincus, épuisés par une longue succession d’échecs politiques et de reculs sociétaux sans précédent et maintenant que le petit peuple des indifférents décide d’y aller, tout le monde fait la fine bouche, parce que franchement, il y a d’autres combats, plus importants à mener, qu’il y a les nervis d’extrême-droite qui tentent de ramener la couverture à eux, parce que c’est un peu le bordel, tout ça, parce que ces gens n’ont aucune culture politique, parce moi, le samedi, je peux pas, je préfère en semaine…
Sérieusement ?
On peut vraiment se permettre de faire la fine bouche, là, de traiter les gens par le mépris et de chouiner ensuite qu’ils ne sont pas assez combatifs ? (...)
Le dessous des cartes
Finalement, que raconte ce mouvement, que nous réclament ces Homos automobilis, si ce n’est que la simple prise en compte de la réalité quotidienne des invisibles de la République, des surnuméraires de l’économie globale, laquelle se veut urbaine, connectée, éduquée et bénéficiaire du meilleur de la mondialisation ?
Le prix du carburant, c’est juste la goutte d’eau qui fait déborder le vase des laissés pour compte, des perdants de la fin de l’égalité territoriale qui a si longtemps été le ciment de notre modèle républicain : de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins.
Dans mon coin de cambrousse, c’est gilet jaune derrière pratiquement tous les parebrises : les Merco hors d’âge qui ronronnent malgré leurs 500 000 kilomètres au compteur, les 205 brinquebalantes, les BMW rutilantes, les innombrables monospaces des taxi-mamans, les compactes blanches quasi urbaines des commerciaux, dépanneurs, bagnoles de services, les Dacia réputées increvables, les nouveaux pickups bravaches, les pots de yaourts et autres pousse-mémé. Parce que la bagnole n’est pas un culte, pas une frime, pas un affichage, mais c’est la dernière chose qui nous relie encore au monde qui a reflué et se concentre de plus en plus au cœur des villes. (...)
D’ailleurs, j’ai bien remarqué, vendredi dernier, quand j’allais à la rencontre de ma fille (oui, celle qui doit aller au lycée dans un autre département !) que plus j’approchais d’une zone urbaine et plus les gilets jaunes se faisaient rares.
Je sais qu’il y a deux France qui ne se calculent même plus, qui ne peuvent même plus se sentir (...)
Au final, à quoi ça sert de distribuer de bons ou de mauvais points entre les causes qui mériteraient d’être défendues et les colères qui seraient mal orientées ? À quoi ça sert de renvoyer dos à dos le bouseux enchainé à sa bagnole et son isolement grandissant et l’urbain qui doit pomper comme un Shadock sous amphé pour servir son SMIC mensuel de loyer au proprio ? À quel moment la relégation dans les limbes ou l’entassement dans les citées mortifères ont été des choix raisonnables et consentis par chacun d’entre nous ?
D’un côté comme l’autre, il y a de plus en plus de colère, de plus en plus de rejet d’une politique toujours plus élitiste et excluante, faite par et pour les 10 % les plus privilégiés contre tous les autres. Qu’importe si l’allumette qui se rapproche de la mèche n’est pas craquée dans les bonnes conditions, de la bonne manière ou pour les bonnes raisons.
Il n’y a plus qu’un peuple qui en a marre, qui est en colère et qu’on doit — moins que jamais — laisser seul aux mains des forces politiques qui font leur terreau de la haine des autres.