
Les propos tenus il y a quelques jours lors de l’université d’été de France insoumise par Henri Peña-Ruiz, selon lequel « on a le droit d’être islamophobe » au nom de la critique légitime de la religion, ont ouvert une nouvelle polémique à gauche autour de cette question. (...)
Ce texte d’Ugo Palheta est extrait de son livre La Possibilité du fascisme (Éditions La Découverte).
Il serait éthiquement inacceptable et politiquement erroné de méconnaître la diversité des cibles du racisme dans la France contemporaine, et encore davantage de les mettre en concurrence ou de les hiérarchiser. Pour autant, cela ne doit pas conduire à manquer le rôle fondamental joué par l’islamophobie dans la mise en place à partir des années 1980 d’une nouvelle doxa nationaliste et raciste. Celle-ci ne cessera ensuite de se déployer et produira l’essentiel de ses effets, en France et à l’échelle internationale, après le 11 septembre 2001.
En effet, c’est en grande partie sur le terrain de l’hostilité aux musulmans que va ré-émerger une question raciale et que va s’opérer cette « droitisation » du champ politique dont il fut beaucoup question lors de la victoire de Sarkozy aux élections présidentielles de 2007. Celle-ci doit être comprise à la fois dans sa dimension de radicalisation de la droite (et de son électorat) mais aussi comme glissement de la gauche vers la droite, matérialisé par le débauchage de personnalités « de gauche » dans le premier gouvernement Sarkozy puis par la politique menée par le PS entre 2012 et 2017.
De ce point de vue, le développement de l’islamophobie ne se réduit pas à un processus de recouvrement déguisé du racisme anti-Arabes « traditionnel ». Même s’il le prolonge en partie (mais en partie seulement puisqu’il cible également nombre d’immigrés ou de descendants d’immigrés subsahariens ainsi que des personnes converties à l’islam qui ne sont pas issues de l’immigration postcoloniale[1]), il n’est pas un simple costume dans lequel se présenterait le « vrai » racisme (sous-entendu biologique), toujours identique à lui-même sous l’écorce du différentialisme culturel. Autrement dit, l’islamophobie n’est en rien un simple masque – qui pourrait être retiré aisément et sans dommage – mais la principale forme politique et idéologique sous laquelle se présente aujourd’hui le racisme d’origine coloniale, forme qui doit en tant que telle être prise au sérieux.
Elle permet en effet d’affirmer l’altérité et la dangerosité des immigrés et descendants d’immigrés extra-européens en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à une « communauté musulmane », qui serait étrangère sinon hostile à la « communauté nationale ». De cette altérité et de cette dangerosité découlerait la nécessité de les surveiller, de contrôler leurs moindres faits et gestes, de s’assurer sans cesse de leur adhésion aux « valeurs de la République » (bafouées par la République elle-même, à travers ses principales institutions), voire de les discriminer au prétexte de leur prétendu « communautarisme »[2].
Une telle entreprise idéologique et politique de stigmatisation et de discrimination ne pouvait prospérer sans se donner des dehors respectables[3]. Ainsi s’est-elle appuyée sur une intense mobilisation intellectuelle et politique, généralement menée au nom des « valeurs judéo-chrétiennes » et/ou des « principes républicains ». Ces valeurs et principes seraient ainsi mis en péril par la présence visible et l’activisme des musulmans en France.
De ce point de vue, la laïcité a sans nul doute constitué la pièce centrale du dispositif islamophobe[4]. Remodelée à partir des années 1990 et surtout dans les années 2000, détournée de son sens originel, « falsifiée »[5], elle n’a cessé depuis de fonctionner comme un opérateur de racialisation[6]. Elle est en effet de plus en plus considérée, non comme un principe juridique fondamental garantissant la liberté de conscience et de culte ainsi que l’égalité des citoyens devant l’État, mais comme un impératif de neutralité religieuse s’appliquant à tous et en toute occasion (non aux seuls agents de l’État dans l’exercice de leur activité, comme c’était le cas antérieurement) et comme un élément central de l’identité nationale française voire, d’une manière plus audacieuse encore, de la « civilisation judéo-chrétienne »[7]. (...)
Elle justifiera ainsi, si l’on ose le mot, une excommunication nationale-républicaine. En stigmatisant toujours davantage les musulmans, on a ainsi contribué à construire un « problème musulman » sous couvert de le résoudre.
Le harcèlement médiatique et politique dont ont systématiquement fait l’objet ces dernières années les femmes musulmanes ayant l’impudence d’apparaître comme telles publiquement, et non de demeurer à la place qui leur est socialement assignée (c’est-à-dire, dans le monde du travail, les emplois généralement les moins valorisés), serait incompréhensible sans cette « révolution conservatrice dans la laïcité[9] ». (...)
Notons au passage que ce harcèlement islamophobe n’implique pas simplement des intellectuels, des hommes politiques et des médias classés à droite ou à l’extrême droite. Certaines officines issues de la « gauche » telles que le Printemps républicain et la LICRA, ainsi que certains journaux traditionnellement classés à « gauche » comme Marianne et Charlie Hebdo, y ont largement contribué ces dernières années et ont même parfois été à l’origine des polémiques visant des musulmans en vue dans l’espace public. (...)
Si l’instrumentalisation islamophobe de la laïcité est si redoutable, c’est tout d’abord qu’un immigré ou un descendant d’immigrés extra-européens ne saurait s’y opposer sans se voir immédiatement qualifié d’« anti-républicain », donc d’« anti-Français », voire d’« islamiste ». Si la critique provient de quelqu’un qui n’est pas suspect d’être musulman (puisqu’il s’agit bien ici d’une logique permanente du soupçon), il sera inévitablement taxé d’« angélisme » ou d’« islamo-gauchisme » (...)
Mais la puissance d’une telle instrumentalisation est aussi liée au fait que la logique discriminatoire sous-jacente est par définition proliférante. En effet, le champ des pratiques susceptibles d’être interdites par la « nouvelle laïcité » est potentiellement sans limites. De l’interdiction des signes religieux dits « ostentatoires » pour les élèves dans l’enseignement secondaire (qui – secret de polichinelle – visait en fait les musulmans, en particulier les musulmanes), on est passé au licenciement de la directrice-adjointe d’une crèche privée parce qu’elle portait un foulard (au nom du fait que, même structure privée, celle-ci aurait une mission de service public), à l’interdiction pour des mamans voilées d’accompagner les sorties scolaires de leurs enfants (circulaire Chatel), à l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, et même à l’exclusion scolaire de jeunes lycéens et lycéennes au prétexte que respectivement leurs barbes et leurs jupes longues constitueraient autant de signes religieux ostentatoires. Un « guide de la laïcité à l’école » est d’ailleurs récemment venu consacrer institutionnellement ce qui relevait jusqu’à présent de pratiques locales contestées[13].
La loi Travail, imposée en 2016, a systématisé ce processus de « discrimination légale par capillarité[14] ». Les entreprises ont en effet été autorisées à « insérer dans le règlement intérieur une clause relative au principe de neutralité et imposer aux salariés une restriction de la manifestation de leurs convictions, notamment politiques et religieuses, à condition qu’elle soit justifiée par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». De même, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un avis en 2017 selon lequel une entreprise peut interdire le port du foulard, sous certaines conditions qui sont suffisamment vagues pour entériner, voire renforcer la discrimination contre les musulmans, et en particulier les musulmanes[15]. La porte est donc grande ouverte pour l’extension de la « nouvelle laïcité » à l’ensemble des salariés des entreprises privées mais aussi à l’Université.
Étant donné l’ampleur des discriminations islamophobes d’ores et déjà endémiques et mesurables[16], c’est donc une politique séparatiste qui se met en place. (...)
Ainsi se trouve reconduite la logique ségrégationniste et raciste évoquée plus haut à propos des Roms (...)
Il est encore une autre dimension de l’islamophobie moins souvent relevée mais cruciale pour notre objet : son développement est en effet l’un des principaux vecteurs de l’aiguisement du nationalisme français. […] Le nationalisme français s’affirme comme un nationalisme impérialiste et guerrier. Cela est d’autant plus vrai que le militarisme, et plus largement le complexe militaro-industriel, ont joué depuis au moins deux siècles un rôle central dans la construction et le développement de l’État et du capitalisme français[17].
Mais s’il se radicalise actuellement, c’est en raison de facteurs qui tiennent moins au temps long qu’à certains traits de la période dans laquelle nous nous situons. Celle-ci est marquée en particulier par le déclin de l’impérialisme français (...)
et l’affaiblissement de ce que René Gallisot avait nommé l’« État national social[19] ». C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le réveil du nationalisme français et le développement de l’islamophobie – sans évidemment que l’islamophobie, et plus largement le racisme, soit réductible au nationalisme[20].
La « République », à laquelle est à présent unanimement identifiée la nation française – alors même que la droite nationaliste continuait jusqu’aux années 1980 à combattre certains des principes républicains fondamentaux, en particulier la laïcité –, est le cadre idéologico-institutionnel permettant non seulement d’unifier imaginairement un corps national-social de plus en plus atomisé par les contre-réformes néolibérales et d’occuper l’espace politique et symbolique laissé vacant par la remise en cause de la souveraineté nationale-populaire. (...)
Sans ennemi identifié, le nationalisme ne peut guère se développer : il lui faut se donner des « communautés imaginaires » ennemies, vigoureuses et malfaisantes. (...)
Mais dans la mesure où la France n’est aucunement une nation opprimée mais dominante, un travail intellectuel et politique constant est rendu nécessaire pour faire apparaître comme ennemis ou traîtres à la nation certains groupes minoritaires qui, subissant pourtant la stigmatisation et la discrimination, se trouvent constitués en puissance omniprésente et menaçante.
De ce point de vue, le consensus islamophobe permet assurément de solidifier l’imaginaire national, donc la nation, en invitant le groupe ethno-racial majoritaire à faire bloc contre la menace que représenteraient les musulmans.