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L’humanité en l’homme : une énigme en sursis ?
L’énigme de l’humanité en l’homme : Hommage à Robert Legros Lambros Couloubaritsis Martin Legros Éditeur : Ousia
Article mis en ligne le 31 mars 2017
dernière modification le 29 mars 2017

(...) Moins qu’une présentation des différents hommages, de leurs auteurs et de leurs pensées, cet article propose de revenir sur ce qui motiva un tel ouvrage : la question de l’humanité en l’homme, comme épicentre de la philosophie de Robert Legros. Une telle « énigme » ne cessa de fasciner l’auteur de L’idée d’humanité, dont les travaux et la pensée se poursuivent afin de paver le chemin qui mène vers ce sentiment universel de l’humanité éprouvée. Un chemin dont l’horizon restera toujours essentiellement indéterminé, mais qui proposera au promeneur de ne jamais oublier cette humanité qu’il porte en lui, et qui est aussi la marque du monde commun à tous les hommes.

« Qu’est-ce que l’homme ? »

L’époque moderne considère que l’homme n’est rien par nature. A partir de ce postulat, Legros évoque les deux courants de pensée qui se sont structurés, avec chacun une vision particulière de l’humain et une réponse différente à la question kantienne : « Qu’est-ce que l’homme ? ».

Les philosophes des Lumières appréhendent l’humanité de l’homme dans sa capacité d’arrachement à la nature qui le définirait uniquement en tant qu’être biologique appartenant à une espèce particulière. A cette première soustraction vient s’en ajouter une autre, correspondant à l’arrachement au processus de naturalisation. Il s’agit ici du pouvoir de s’affranchir des préjugés propres à une tradition particulière, pouvoir qui permet aux hommes d’utiliser leur entendement afin de sortir de l’état de minorité et de s’élever à la majorité en pensant et en agissant par eux-mêmes. La possibilité, voire le devoir de devenir majeur, serait ainsi le signe de l’humanité même de l’homme selon les philosophes des Lumières, soit une humanité universelle, commune à tous les hommes qui disposent du pouvoir originaire de refuser la minorité au profit de la liberté véritable. L’humanité en l’homme est donc universelle au-delà de tous les particularismes propres à la tradition et à la nature.

A l’inverse, les romantiques allemands placent l’humanité en l’homme sous le signe du particularisme, la rattachant à une tradition humaine originaire, à une humanité particulière. Puisque l’homme n’est rien par nature, cela signifie, pour les romantiques, qu’il ne saurait être humain en dehors de cette humanité particulière depuis laquelle il apprend à devenir humain par l’apprentissage d’une langue, d’une culture, d’une histoire. C’est donc par la naturalisation, soit un modèle particulier d’humanité que les hommes suivent et dans lequel ils s’inscrivent, que surgit l’humanité en l’homme au sein d’une société particulière. L’homme est donc homme lorsqu’il s’enracine dans une société, une culture, une nation dont il a conscience de faire partie, et pour lesquelles il partage une histoire commune à certains hommes et distincte à d’autres.

Ces deux courants de pensée ne parviennent pas à concilier l’universalisme et le particularisme de l’idée d’humanité en l’homme. (...)

Comment penser dès lors le dépassement de cette dualité afin d’ouvrir un horizon plus large vers lequel se déploierait l’humanité en l’homme comme l’universel ne pouvant « se donner que dans l’expression foisonnante des particularités ».
(...)

Legros entreprend le dépassement de la dualité universalisme/particularisme, depuis une mise en rapport entre l’expérience phénoménologique d’autrui et l’expérience démocratique de l’homme : « Pour être plus précis, la mise en forme démocratique du monde semble rendre possible la prise de conscience effective de l’expérience d’autrui décrite par Husserl » . La structure du régime démocratique permettrait à l’homme de questionner son monde, son être et son être-au-monde, de l’ouvrir à l’autre de lui-même depuis la défense, par la démocratie, des libertés et des droits proprement humains. Une telle défense offrirait en effet aux hommes, les conditions optimales pour pratiquer l’expérience phénoménologique d’autrui ; une expérience qui nécessite l’épochè, soit une suspension du réel et des normes qui le structurent et qu’il véhicule. C’est en mettant entre parenthèses le donné qui inscrit le monde dans une forme de réalité naturelle, que l’homme parviendrait à questionner son être et son monde en remettant en cause les évidences qui constituent le « naturel » de ce monde. (...)

Legros reprend à Tocqueville son observation sur l’égalisation des conditions initiée par le processus démocratique. Il constate que la démocratie se caractérise par l’affirmation de l’ensemble des hommes comme semblables depuis l’égalisation des conditions . Pour faire l’expérience de cette égalisation des conditions, les hommes doivent concevoir une forme inédite d’humanité, non plus basée sur le modèle aristocratique, mais sur la ressemblance de l’autre comme semblable. L’expérience de l’autre que l’homme fera à partir de cette nouvelle forme d’appartenance, est une expérience sensible. A travers ce concept, Legros considère qu’en démocratie, l’homme perçoit l’autre comme semblable depuis la sensibilité commune au « corps humain », non pas réduit au biologisme, à l’organique, mais un corps habité par une vie psychique.
(...)

L’expérience de la vie subjective pourrait ainsi renvoyer à l’expérience de l’humanité en l’homme comme humanité commune à l’ensemble des hommes et particulière à chaque être. La réconciliation de l’universalisme et du particularisme dans cette idée nouvelle de l’humanité en l’homme, empêcherait de définir précisément et de manière achevée la notion d’humanité. En se tenant ouvert au questionnement, en remettant en cause les évidences du monde naturel par la pratique de l’épochè phénoménologique au cœur du système démocratique, l’homme parvient à garder indéterminée et sans solution l’énigme de l’humanité qui l’habite. S’il reconnaît l’autre comme son semblable, porteur d’une humanité qu’il partage à travers la langue, la culture, la tradition propre à sa société, le régime démocratique, en lui permettant d’opérer une mise entre parenthèses de sa société comme monde naturel, l’ouvre à une expérience plus large de l’autre et de l’humanité qui les relie au-delà de toute tradition
(...)

« Science sans conscience… »

Avec le développement croissant des technosciences, la configuration de l’humanité en l’homme semble prendre une orientation inédite. Tout comme la vie subjective semble être de plus en plus réduite à la seule vie objective, l’énigme de l’humanité en l’homme semble connaître une résolution d’ordre technoscientifique. Les dimensions de l’humanité tendent en effet à être déterminées de façon monopolistique par les progrès de la science contemporaine. Autrement dit, la compréhension que les hommes peuvent avoir de leur humanité, serait de plus en plus influencée et imposée par les logiques scientifiques ; des logiques qui excluent potentiellement toute expérience d’autrui et de l’homme comme indétermination essentielle. La culture technoscientifique éluderait les autres facteurs culturels par lesquels l’homme peut saisir la multiplicité de la vie et de son humanité, notamment dans la réunion de l’universalisme et du particularisme propre à l’expérience démocratique de l’humain .
Désormais, l’autonomie du pouvoir technico-économique empêcherait la démocratie d’en contrôler les effets et d’en orienter les finalités pour que l’humanité en l’homme ne soit pas définie sur le modèle d’un être augmenté technologiquement afin d’être plus efficace et productif ; un modèle marqué par une mise en danger de la dignité de l’homme et de l’égalité des droits. (...)

Réinvestir son humanité pour garder irrésolue et ouverte son énigme, serait une marque de résistance face aux volontés technico-économique qui cherchent aujourd’hui à imposer une vision particulière de l’homme. Vision depuis laquelle ce dernier convergerait vers du non-humain, afin de devenir une machine à l’efficacité et à la productivité imbattables. L’humanité en l’homme s’oublie en tant qu’énigme pour devenir la réalité d’un fardeau, celui de n’ « être qu’un homme ». Aussi sommes-nous désespérés d’être cet homme et cherchons à fuir une humanité qu’en nous il nous faut oublier pour accéder à un monde prétendument meilleur. Mais le véritable « ennemi » n’est ni notre corps, ni notre identité humaine ; c’est davantage le système d’organisation sociale capitaliste qui a fait naître d’inhumaines conditions, à travers lesquelles le sentiment d’être un homme se confond avec l’impossibilité d’être cet homme. (...)

Dès lors, « comme Kant l’a souligné, il revient à chacun, en chaque occasion concrète, de dégager la « maxime » qui lui semble, en raison des circonstances toujours particulières, susceptible de guider son action de manière à ne pas se renier lui-même en reniant l’humanité qui est en lui, ou en renonçant à l’exigence de liberté »