
« Le passé c’est le passé ! », « Laissons l’histoire aux historiens ! »… Derrière ces remontrances, aussi tautologiques que contestables, pointe la même arrogance, la même surdité volontaire, les mêmes implicites et les mêmes effets politiques : un verrouillage du débat public sur l’héritage colonial et esclavagiste de l’Europe, qui permet de réaffirmer une hiérarchie des mémoires – et, par métonymie, une hiérarchie des races et des peuples.
Depuis le mois de janvier 2005, « la mémoire » et « l’histoire » occupent périodiquement le devant de la scène médiatique française. De l’« affaire Dieudonné » aux polémiques qui ont accompagné la sortie du film Indigènes et des livres La tyrannie de la pénitence, Pour en finir avec la repentance coloniale ou encore Fier d’être français [1], en passant par « l’affaire Pétré-Grenouilleau », la constitution du CRAN (Conseil représentatif des associations noires), le lancement des collectifs « Devoirs de Mémoire », l’hystérie médiatique et politique qui a accueilli l’ « Appel des Indigènes de la République » ou encore les manifestations antillaises contre une loi célébrant le « rôle positif » de la colonisation, c’est en grande partie autour du rapport entre passé, présent, mémoire, histoire et politique que s’est cristallisé le débat public.
Une nouvelle vulgate s’est à cette occasion installée, à grands renforts de déclarations politiques et de publications journalistiques ou livresques, à propos des rapports entre passé et présent, mémoire et histoire – et plus précisément à propos du passé colonial et esclavagiste de la France, et de ses effets sur les formes contemporaines du racisme et sur la condition des descendants d’esclaves ou de colonisés.
Ce discours dominant n’est pas ouvertement raciste, mais il assume en revanche une posture professorale ou paternelle, en « rappelant à l’ordre » les personnes et en « remettant les choses en place ». À la confusion « mortifère » entre passé et présent, il oppose cette vérité apparemment frappée au coin du bon sens : « Le passé, c’est le passé ! ». Et à l’impertinente confusion entre mémoire et histoire, il oppose un rappel à l’ordre tout aussi tautologique : « C’est aux historiens de dire l’histoire ! ».
« Le passé, c’est le passé » ! » (...)
Ce qui pose problème, c’est que ce discours d’inspiration nietzschéenne sur la nécessité de l’oubli des offenses subies et le caractère mortifère du « ressentiment » [4] ne vaut en général que pour le passé colonial et esclavagiste. Nul n’ose en France, nul ne songe même à appeler les Juifs (et à un degré moindre) les Arméniens [5] à l’oubli de ce qu’ont vécu leurs grands-parents ou leurs arrière-grands-parents (...)
Une éloquence rare est même mobilisée dans leur cas pour rappeler – à juste titre – l’importance du passé, le caractère inoubliable des offenses subies, le caractère moralement coupable et politiquement irresponsable de l’oubli, et la nécessité impérieuse de la reconnaissance du tort commis pour que soient possibles le pardon et la réconciliation. (...)
si l’on fait preuve d’honnêteté, si l’on écoute et si l’on entend bien les « revendications mémorielles » qui émergent depuis plusieurs années, elles ne sont rien d’autre que cela : une reconnaissance officielle des faits, le déblocage de moyens pour la recherche historique, une place conséquente dans les manuels scolaires et les documentaires télévisés, une inscription matérielle – sous forme de monuments, de noms de rue ou de jours fériés – des événements, de leur réprobation par la « Nation française » et des « grands hommes » noirs, arabes ou asiatiques qui ont été les héros et martyrs de cette histoire.
Tout cela, qui est refusé aux descendants d’esclaves et de colonisés, est ce à quoi les Juifs et les Arméniens ont fini par avoir plus ou moins droit [7]. Sans parler des Français « ordinaires », ceux qui ne sont ni juifs, ni arméniens, ni noirs ni arabes, ni descendants d’« Indochinois », et qui croulent sous le poids d’un « patrimoine » glorifié et de « grands hommes » idéalisés, de Clovis et Jeanne d’Arc à de Gaulle, en passant par Voltaire, Danton, Napoléon ou Jules Ferry – même François Mitterrand a été célébré, dix ans à peine après sa mort. (...)
la caricature est un moyen de disqualifier, faire taire, et ainsi occulter la véritable question que posent les Indigènes de la République et quelques autres : non pas la question morale de l’hérédité individuelle du statut de victime ou de bourreau, mais la question sociale et politique de l’héritage colonial, de la transmission des représentations racistes et de la reproduction des mécanismes discriminatoires.