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L’édition de sciences humaines et sociales (2) : une crise de l’édition spécialisée
Article mis en ligne le 6 novembre 2014
dernière modification le 3 novembre 2014

Nous avons vu dans un premier article que, contrairement à un discours persistant d’éditeurs commerciaux, le secteur de l’édition des livres en sciences humaines et sociales (SHS) ne connaît aucune crise d’ensemble. Après avoir réfuté les arguments constitutifs de ce discours, nous avons observé qu’il avait permis aux éditeurs de bénéficier de ressources supplémentaires non négligeables (autour de 90 millions d’euros par an).

Dans ce deuxième article, nous établirons que ce « discours sur la crise » trouve sa source dans une partie du secteur éditorial des sciences humaines et sociales réellement en crise, celui de l’édition très spécialisée (sans que, rappelons-le, l’ensemble du secteur soit en crise), dont les éditeurs n’ont pas bien compris l’évolution.

La baisse des tirages et l’augmentation du nombre des titres

Il est un fait sur lequel tout le monde s’accorde et qui a pu inquiéter et induire en erreur les éditeurs : la baisse continue de la moyenne des tirages et des ventes par titre de l’ensemble du secteur des SHS, baisse compensée par une progression encore plus forte du nombre de titres édités. Ainsi, sur la période considérée, le tirage moyen des ouvrages SHS a été divisé par deux (en gros, de 4.000 à 2.000) tandis que le nombre de titres édités annuellement augmentait plus que proportionnellement (moins de 2.000 à plus de 4.000, avec une pointe à 6.000 en 2003 [1]). Presque toujours présenté par les tenants du discours sur la crise comme un symptôme aigu de cette crise, ce phénomène est plutôt l’expression d’une mutation de l’économie éditoriale.

Il faut d’abord souligner, ce qui n’a pas été fait à notre connaissance au cours du débat sur la « crise de l’édition SHS », que cette observation n’est pas propre aux sciences humaines, mais touche l’ensemble de l’édition, dans les mêmes proportions, et pas seulement en France, mais aussi dans les autres pays dits développés [2]. Selon Bruno Blasselle, « même si le nombre de titres publiés [en France] continue de progresser (30.000 titres vers 1975, plus de 65.000 aujourd’hui [2008]), les tirages moyens ne cessent de baisser (8.000 contre 15.000 il y a une quinzaine d’années) y compris pour les livres de poche... » [3]. Voilà qui nuance quelque peu la représentation des SHS comme secteur sinistré de l’édition [4]… Toutefois, cette évolution générale de l’édition prend, dans la sphère éditoriale des SHS, une forme spécifique en raison de la place qu’y tient la recherche universitaire, de plus en plus spécialisée. (...)

On pourrait supposer que l’Université est la mieux placée pour mettre en valeur les travaux de ses chercheurs. Il n’y a pas si longtemps, aux États-Unis, les livres publiés par des presses universitaires trouvaient un marché « naturel » dans les achats des bibliothèques universitaires, suffisants pour leur assurer un équilibre économique. Mais un tel marché, déclinant aux États-Unis à la suite d’une poussée de fièvre libérale [11] et de causes spécifiques au contexte américain [12], n’existe tout simplement pas en France en raison de la faiblesse conjointe des presses universitaires et des budgets d’acquisition des bibliothèques, très inférieurs à ceux de pays comparables comme la Grande Bretagne ou l’Allemagne [13]. La situation des presses universitaires n’est pas seulement la conséquence du sous-financement chronique des universités, et tout particulièrement de la recherche : elle résulte en grande partie d’un lobbying forcené des éditeurs généralistes à l’encontre de ces presses soupçonnées de concurrence déloyale (...)

Dans le processus de publication de ces travaux spécialisés, dont l’exemple classique est celui d’un docteur qui veut publier sa thèse, les instances universitaires délèguent pour une bonne part au secteur privé la sélection des travaux qui méritent d’être édités ; c’est dire que cette sélection s’appuiera sur des critères où le profil commercial de l’ouvrage sera prépondérant ou en tout cas mis sérieusement en balance avec sa qualité universitaire (...)

Conclusion : Sauvons l’édition de recherche en SHS !

Le mouvement qui porte la recherche en SHS vers une spécialisation de plus en plus poussée semble inéluctable. Que l’on y voie une régression, comme le font les tenants du discours sur la crise, ou un éventuel progrès, comme en témoignent d’autres observateurs [19], il reste que les recherches très spécialisées n’ont pas vocation à toucher un large public, y compris sous leur forme numérique qui ne peut faire des miracles ; autrement dit, la question commerciale ne peut être, pour elles, que très secondaire. A partir de ce constat, on voit mal comment elles pourraient être éditées hors de circuits sans but lucratif, soutenus par la puissance publique, et contrôlés par les scientifiques eux-mêmes. Car finalement, les bénéfices de la recherche ne relèvent pas d’une économie de l’édition, mais sont bien au-delà, dans les usages politiques, économiques et sociaux de cette recherche. Ce qui définit, en quelque sorte, les contours d’un service public de la recherche scientifique. (...)