
Transport et approvisionnement bousculés, réserves limitées à trois jours pour certaines grandes villes, agriculture tournée vers l’exportation… La crise du Covid-19 pointe les limites d’un marché alimentaire mondialisé. L’occasion de valoriser les circuits courts et la consommation locale ?
Il aura donc fallu un virus capable de gripper la marche planétaire pour que l’on redécouvre ce que Stéphane Linou appelle « le plus vieux sujet du monde », soit les liens entre alimentation et sécurité. Il y a consacré un livre, Résilience alimentaire et sécurité nationale, où il démontre que la question reste « un invraisemblable impensé ». Comme si, dans nos sociétés de surabondance, manger était une question réglée. (...)
nous avons oublié ce qui fut notre préoccupation essentielle jusqu’aux années 1960 : l’accès à l’alimentation. Les derniers témoins des crises alimentaires d’après guerre sont en train de disparaître. « Il y a encore quelques semaines, il fallait se plonger dans des prospectives avec des hypothèses de crise majeure pour se dire : mais si, il y a un problème ! ajoute Catherine Darrot, sociologue au CNRS et enseignante à Agrocampus Ouest. Certes, de plus en plus de Français ont pris conscience des déséquilibres chroniques qui frappent notre alimentation, mais sans vrai sentiment d’insécurité. Pour la première fois, cette crise nous touche tous. Nous sommes tous enfermés, nous devons tous nous approvisionner, plus personne ne se déplace. Résultat, ces questions redeviennent concrètes. » (...)
Bien sûr, nous sommes loin de la pénurie. Mais comme une loupe géante, la crise du Covid-19 dévoile les innombrables vulnérabilités de notre système mondialisé, qui a imposé le principe que produire près de chez soi n’était plus nécessaire pour s’alimenter à bas coût. (...)
Bien sûr, nous sommes loin de la pénurie. Mais comme une loupe géante, la crise du Covid-19 dévoile les innombrables vulnérabilités de notre système mondialisé, qui a imposé le principe que produire près de chez soi n’était plus nécessaire pour s’alimenter à bas coût. (...)
« Il y a quelques mois, on vantait l’Allemagne, première exportatrice de produits agroalimentaires en Europe, comme un modèle à suivre, observe Gilles Fumey, enseignant-chercheur en géographie culturelle (Sorbonne, CNRS). Pourtant, comme pour l’hôpital, les chercheurs n’ont cessé de répéter aux pouvoirs publics que notre chaîne alimentaire n’est pas si solide et qu’on joue avec le feu… » À commencer dans les transports, maillon fondamental autant que talon d’Achille ahurissant de nos systèmes mondialisés. « Nos flux de marchandises n’existent que grâce au pétrole, cette énergie magique et maudite, bon marché, qui nous a permis de déterritorialiser la satisfaction de nos besoins », résume Stéphane Linou. Nous avons oublié la géographie ; le monde agricole est devenu un continent abstrait ; et la nourriture, une marchandise comme une autre (...)
Dans ce système à flux tendu, la pression sur les transports et la logistique est d’autant plus forte, et nos chaînes d’approvisionnement sont d’autant plus vulnérables : une flambée des prix de l’énergie, une catastrophe naturelle, un conflit social ou une pandémie, et tout peut s’arrêter.
Paris ou Londres disposent de trois, quatre jours de réserves en cas de crise (...)
D’un bout à l’autre de la chaîne, il y a des humains, dont on redécouvre le rôle vital : transporteurs, salariés des grandes enseignes ou vendeurs de fruits et légumes, et bien sûr agriculteurs. (...)
Quand les marchés en plein air ferment et qu’on doit soudain s’occuper soi-même de la distribution, comment maintenir sa production dans les mois à venir ? Et quand on est seul dans son exploitation, comme dans beaucoup de structures agricoles, et qu’on doit garder les enfants à la maison, où trouver le temps pour désherber, planter, semer ? Et comment transporter les produits quand les emballages adéquats manquent, parce que ceux-ci proviennent de pays avec lesquels on limite les échanges ? Les questions donnent le vertige. (...)
En témoigne l’absence d’évaluation publique de l’autonomie alimentaire de nos territoires. (...)
« Calculer les flux est complexe, précise Anne-Cécile Brit. La France est à la fois exportatrice et importatrice. Les exploitations proches des villes ne les alimentent pas, puisqu’elles se destinent à l’exportation dans ce système à flux croisés et souvent opaques. » (...)
Expérimenter un nouveau modèle de « glocalisation »
Car voilà l’enjeu : prendre conscience de ces dépendances et des efforts à accomplir, individuellement et collectivement. Un nouveau site internet, élaboré par l’association Terre de liens, la Fédération nationale d’agriculture biologique et le Basic (Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne), y contribue aussi de façon ultra-pédagogique. Et comble un autre vide invraisemblable : les documents de planification territoriale quantifient le nombre de crèches, de zones commerciales, de réseaux… mais pas les terres agricoles nécessaires pour alimenter la population locale. Sur parcel-app.org, chacun d’entre nous (citoyens, communes, cantines scolaires...) peut désormais le faire. (...)
Il ne s’agit pas d’atteindre 100 % d’autonomie, puisque tout ne peut pas être produit partout. Mais plutôt, après des décennies de globalisation, d’expérimenter un nouveau modèle de « glocalisation ». « Cela consiste à relocaliser autant que possible pour satisfaire les besoins fondamentaux, explique Anne-Cécile Brit, qui vient aussi de contribuer, avec l’association Les Greniers d’abondance, à un passionnant rapport sur la résilience alimentaire. (...)
Autre bonne nouvelle, les solutions pour amplifier le mouvement sont bien identifiées : il faut reconnaître le rôle vital des agriculteurs et préserver les terres nourricières. Favoriser l’autonomie de fonctionnement des fermes, aujourd’hui dans une dépendance quasi totale aux énergies fossiles. Développer les outils de stockage et sensibiliser les populations aux risques de pénurie. Ou encore instaurer ce que le juriste François Collart-Dutilleul appelle la « démocratie alimentaire », par exemple via les « plans alimentaires territoriaux », qui permettent aux collectivités de nommer des responsables locaux chargés des questions d’approvisionnement.
La crise du Covid-19 leur donnera-elle enfin un coup d’accélérateur ? « Oui, à condition d’interroger notre modèle agro-industriel d’exportation, encouragé par la Politique agricole commune (PAC), pointe Catherine Darrot. Les aides européennes, dont la France est une grosse consommatrice, forment le principal levier pour aiguiller notre appareil productif. La réforme de la PAC se discute en ce moment : la France adoptera-t-elle une posture révolutionnaire pour la réorienter ? À la réouverture des frontières, les citoyens auront-ils pris conscience de la fragilité de notre modèle et diront-ils : ça suffit, on veut autre chose ? »
Un réveil collectif et individuel, c’est aussi ce qu’espère Stéphane Linou. (...)
Avec l’élue de Haute-Garonne, il s’apprête à proposer au gouvernement de créer un Conseil national de la résilience alimentaire, « sachant que les crises écologiques vont nous impacter encore plus durement ». Stéphane Linou en est convaincu : « ce minuscule virus mondialisé peut servir de gigantesque claque pédagogique » (...)