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L’appel à manifester de Judith Butler
Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, de Judith Butler. Fayard. 22 euros.
Article mis en ligne le 27 novembre 2016
dernière modification le 19 novembre 2016

L’actualité politique récente a été marquée par le surgissement de grands rassemblements populaires. Judith Butler, reprenant le flambeau de la théorie critique, s’interroge sur ce que signifient ces manifestations, et la souveraineté populaire.

(...) L’on dira peut-être que l’élection de Donald Trump aux États-Unis, son populisme de droite extrême, ses visées xénophobes viennent justement d’interrompre ce cycle de mobilisations populaires et les questions qu’elles soulèvent. Seulement, toutes ces questions restent d’autant plus ouvertes qu’Hillary Clinton, quoi qu’on en pense par ailleurs, a remporté l’essentiel du vote populaire. Et que, d’autre part les États-Unis connaissent une vague de manifestations de "résistance" sans précédent, phénomène inédit dans ce pays si l’on excepte les marches des années 60 pour les droits civils (une marche des femmes sur Washington, sur ce modèle, est d’ailleurs déjà programmée pour le samedi 21 janvier, au lendemain de l’intronisation de Donald Trump).
Rassemblement et volonté populaire

Tout ceci nous oblige donc à reconsidérer ce que nous voulons dire par "peuple", ce à quoi nous pensons lorsque nous parlons de souveraineté populaire, de vote populaire, de mobilisations populaires. S’il est vrai qu’il existe une tension entre la forme politique de la démocratie et le principe de souveraineté populaire comme le montrent ces manifestations, il faut donc s’interroger sur la manière dont des expressions de la volonté populaire peuvent, et même doivent contester la forme existante, officielle de la démocratie – non pas, justement, au nom d’une forme réduite de la démocratie, mais pour, au contraire, la radicaliser, l’élargir.

Le dernier livre de Judith Butler est ainsi pleinement politique. (...)

Un rassemblement, écrit Judith Butler, « parle déjà avant même de prononcer aucun mot », et « en réunissant, il est déjà la mise en acte d’une volonté populaire ». Nous ne pouvons donc réduire la signification d’un rassemblement, d’une manifestation à ses seules revendications, explicitées ou formulées dans des actes de langage. Un rassemblement de corps dans l’espace public a déjà en lui-même une valeur, une force performative. Et c’est précisément la grande force du livre de Judith Butler que de mettre en scène cette dimension performative des corps, lorsqu’elle évoque les rassemblements de corps silencieux qui se tiennent simplement couchés ou debout dans l’espace public, ou encore occupent seulement une place, comme ce fut le cas en Égypte, en Turquie, ou même, aux États-Unis, devant Wall Street.
Contester les frontières de l’espace public

Il n’est donc pas vrai que la politique soit réductible à des actes de langage dans l’espace public. (...)
Du seul fait que des corps ordinairement exclus de l’espace public se réunissent, leur apparition tend en effet à contester qui est en droit d’apparaître, et de s’exprimer dans l’espace public.

Judith Butler pense ici, bien évidemment, à l’apparition, dans l’espace public, du corps des femmes, des Noirs aux États-Unis, ou encore des homosexuels, qui ont déstabilisé les frontières du privé et du public. Mais aussi, aux manifestations des populations les plus précarisées, tenues à l’écart de l’espace public officiel, et qui le sont d’autant plus que les politiques néolibérales, en détruisant leurs capacités de mobilisation, travaillent à privatiser et individualiser leurs souffrances. En ce sens, toute manifestation populaire est donc une manière de politiser, d’exposer politiquement ces souffrances dans l’espace public, de mettre en scène une capacité collective d’agir, et aussi de contester la frontière du public et du privé.
Manifester une capacité d’agir collective

Le droit de manifester, d’occuper l’espace public n’est donc pas un droit comme les autres, puisque c’est un droit qui n’existe que si on l’exerce, et qu’on l’exerce collectivement. (...)

manifester, c’est déjà accepter de manifester aux côtés de gens que nous n’aimons pas, et dont nous n’avons pas choisi d’être solidaires. Manifestant, nous n’avons pas à aimer tous ceux qui, comme nous, manifestent, mais nous manifestons que "nous" – travailleurs, précaires, femmes, Noirs, homosexuels – avons en revanche un intérêt politique à nous en sentir solidaires. (...)