
Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes de structure qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale.
Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020[1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », ils étaient 64% avant le début de l’épidémie ; mais ils sont 72% à considérer que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% à penser que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.
En attendant le résultat de l’Eurogroupe qui s’est réuni une nouvelle fois le 7 avril, mais qui deux jours après (à l’heure où j’écris ces lignes) n’a pas encore trouvé une solution de compromis, on peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.
De la formation du bloc bourgeois à sa défaite
Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonnance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables : c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales (...)
Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. (...)
Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.
L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. (...)
L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.
Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. (...)
Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps[3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. (...)
lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. (...)
Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps[3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. (...)
lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. (...)
Un pays fragilisé par les réformes néolibérales, mais qui discute seulement du financement de la dette
L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années[4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. (...)
la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. (...)
Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.
Sortir de l’euro, mais comment ?
Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. (...)