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L’Europe est seule, mais seule l’Europe peut nous sauver
Bruno Latour est sociologue, anthropologue et philosophe des sciences.
Article mis en ligne le 14 avril 2017

Le changement climatique détermine maintenant la politique, explique l’auteur de cette tribune. Les élites y répondent en abandonnant l’idée d’un monde commun, et par une fuite en avant dont M. Trump est l’expression dangereuse. Il faut redessiner un monde commun, et ce peut être le nouveau rôle de l’Europe.

Je pars de l’idée très simple que la mutation climatique et son déni organisent toute la politique contemporaine depuis au moins trois décennies. Cette mutation joue le même rôle que la question sociale et la lutte des classes pendant les deux siècles qui précèdent.

On ne comprend rien à l’explosion des inégalités depuis quarante ans et au grand mouvement de dérégulation qui l’accompagne, si l’on n’admet pas qu’une partie importante des classes dirigeantes ont parfaitement compris de quoi il retournait dans les mauvaises nouvelles sur l’état de la planète, telles qu’elles ont commencé à se cristalliser, grâce au travail des scientifiques, au début des années quatre-vingt-dix.

Puisque la menace était réelle, ces élites en ont tiré la conclusion qu’il fallait avoir deux conduites opposées : premièrement, renoncer au rêve libéral d’après-guerre d’un monde rendu commun par la modernisation de la planète — séparons-nous donc le plus rapidement possible du reste des habitants auxquels ont avait vendu ce rêve d’universel, par une déréglementation à tout va ; deuxièmement, organiser de façon systématique et sur la longue durée le déni de cette mutation écologique qui entraine désormais ce qu’on appelle le système-Terre et pas seulement l’environnement.

(On peut trouver dans l’affaire Exxon-Mobil passant brusquement, au début des années 1990, d’une recherche de pointe en sciences du climat et de la terre, à l’organisation d’un déni de la mutation climatique, un point de repère empirique commode pour situer cette transformation des idéaux libéraux).

La réaction assez logique de gens abandonnés en pleine campagne
Le déni — ce qu’on désigne par un euphémisme le climatoscepticisme — est crucial pour dissimuler ce qu’aurait eu de scandaleux l’aveu public du renoncement à l’idéal d’un monde moderne universel pour tous les habitants. En théorie, rien n’a changé : « Fonçons vers la globalisation ! » En pratique tout a changé : « On ne partage plus rien puisqu’il n’y aura pas de planète assez large pour tout le monde. »

Ce qui rend la situation politique actuelle tellement préoccupante, c’est que ce double mouvement — renoncement et déni — n’est jamais explicité et pourtant c’est un secret de Polichinelle.

Pour le moment, le symptôme que les peuples, un peu partout dans le monde, ont compris qu’ils avaient été abandonnés par les classes dirigeantes qui n’ont plus du tout l’intention de partager l’état du monde avec eux, c’est de réclamer à cor et à cri un retour aux espaces traditionnels qu’on pourrait appeler prémodernes (ou qui, du moins, en donnent l’impression). D’où cette ruée étonnante parce que simultanée des Philippines à la France en passant par l’Angleterre, la Hongrie, la Pologne, la Turquie, qu’il n’y a plus de salut que dans le retour aux frontières nationales, aux cultures traditionnelles, au sol archaïque.

Mouvement de fuite que les commentateurs prennent pour du « populisme », mais qui n’est que la réaction assez logique de gens abandonnés en pleine campagne et qui ont été froidement trahis par ceux qui les dirigeaient jusqu’ici vers l’horizon indépassable de la mondialisation. (...)

Là où la situation devient potentiellement tragique, c’est quand un gouvernement tout entier, celui des États-Unis, mené par Donald Trump, conjoint dans un même mouvement, premièrement, la fuite en avant vers le profit maximal en abandonnant le reste du monde à son sort (les nouveaux ministres chargés de représenter les « petites gens » sont des milliardaires !) ; deuxièmement, la fuite en arrière de tout un peuple vers le retour aux catégories nationales et ethniques (« Make America Great Again » derrière un mur !) ; et, enfin, troisièmement, le déni explicite de la situation géologique et climatique.

Le trumpisme combine des extrêmes et trompe son monde — au moins pour un temps (...)

Au lieu d’opposer les deux fuites — vers la globalisation et vers le retour au vieux terrain national —, le trumpisme fait comme si on pouvait les fusionner.
(...)

En 2017, au moment où la France et l’Allemagne doivent voter dans des élections capitales, l’Europe perd, avec Trump, la protection de ce qu’on pourrait appeler le « parapluie moral » sous lequel elle a vécu depuis la guerre, parapluie au moins aussi important que celui de l’arme nucléaire — et sûrement plus facile à ouvrir.

Ce qui permettait à l’Europe-Unie, la plus formidable invention institutionnelle pour dépasser les limites de la souveraineté des États, de ne pas éclater, c’était parce qu’elle participait, avec les États-Unis, à la construction d’un ordre mondial qui la dépassait. Avec l’Amérique, les États européens étaient autre chose que des États. Sans elle, ils ne sont plus que des États — en désaccord sur tout.

Que va faire l’Europe si Trump parle des États-Unis dans le même langage mi-nationaliste mi-maffieux que Duterte ou Beata Szydlo ? Que peut faire l’Europe seule, c’est-à-dire laissée à elle-même ? Sachant ce qui s’est passé depuis août 1914, on ne peut que trembler.

Cette terre nationale, ce sol ethnique n’existent tout simplement pas

La fuite en avant opérée depuis trente ans par les dérégulateurs n’est plus compatible avec les idéaux de développement et les appels à la mondialisation ; cette mondialisation-là est terminée, faute de monde ; qu’on le dise enfin clairement. Il n’y a pas de monde moderne possible. Ou bien vous avez un monde — et il ne sera pas moderne. Ou vous êtes modernes — mais alors sans monde réel.
(...)

La question devient donc celle-ci : l’Europe peut-elle redevenir la patrie commune de ceux qui refusent les deux utopies ? Un nouveau sol, aussi concret que ce que l’on cherche dans le pays d’autrefois ; infiniment moins limité que l’espace des frontières nationales ? Après tout, puisque c’est l’Europe qui a imposé au reste du monde cette étrange contradiction entre l’espace mondial et le vieux terroir, n’est-ce pas à elle de résoudre cette contradiction ? Un espace reterritorialisé au point que l’on puisse dire « Notre mère-patrie, c’est l’Europe » ?

L’Europe est seule, oui, mais seule l’Europe peut nous sauver.