
Moyen-Orient, et sous couvert de lutte contre la pauvreté, le néolibéralisme exploite l’occupation et la guerre pour en retirer une main-d’œuvre la moins chère possible. Dans les territoires occupés de Palestine ou les camps de réfugié·es syrien·nes, les plans de développement de la Banque mondiale n’hésitent plus à promouvoir la sous-traitance de microtâches numériques pour le compte de grandes firmes internationales. Pour des rémunérations de misère et sans protection sociale, les plus vulnérables sont aujourd’hui forcé·es de jouer le jeu du « Turc mécanique » : travailler dans l’ombre pour faire croire aux populations occidentales que les nouvelles technologies fonctionnent comme par magie.
(...) « Deviens tOn ProprE PatroN. » Deux Palestiniens d’une vingtaine d’années sont représentés penchés au-dessus d’un iPad en train de rire : un filtre ColourSplashTM fait briller d’un vert radioactif leurs yeux et leurs bracelets de festival effilochés. Ce matin, en guise de costume, ils portent ce qui leur est tombé sous la main, et leurs bureaux sont n’importe où ils peuvent allumer leurs écrans. Ces mantras tournent en boucle sur un groupe Facebook faisant la promotion du travail freelance en ligne à Gaza et en Cisjordanie.
L’idée est simple : quelle que soit votre situation, vous pouvez vivre le rêve de la génération Y et « travailler où vous voulez quand vous voulez » grâce à Internet. Dans un pays comme la Palestine, où le taux de chômage atteint 30 % (le plus élevé du monde selon certaines mesures 1) et où les déplacements sont violemment restreints par un maillage de checkpoints, de frontières, et de zones militaires, travailler dans le « n’importe où » du royaume numérique peut être vendu comme un moyen de surmonter ces obstacles.
C’est précisément l’approche du projet « m2Work » de la Banque mondiale, en partenariat avec Nokia. Une initiative parmi d’autres, lancées ces dernières années par des gouvernements ou des entreprises ayant identifié le monde arabe comme une région où le microtravail numérique présentait un « gros potentiel » pour combattre la pauvreté. Mais cette rhétorique de la flexibilité et de l’entreprenariat cache une réalité moins reluisante.(...)
uand des entités occidentales comme la Banque mondiale, la fondation Rockefeller, ou des ONG internationales vendent des plateformes de petits boulots comme la solution miracle aux problèmes des réfugié⋅es et des victimes de l’occupation, il faut regarder de plus près leurs motivations. Ce qu’on appelle « libération » du point de vue techno-développementaliste ressemble plus, dans la perspective des travailleurs et travailleuses, à de l’exploitation.(...)
« Exploitation participative »
La plateforme de travail « Mechanical Turk » (ou Mturk, signifiant « Turc mécanique ») d’Amazon fournit le meilleur exemple de microtravail, élément-clé du schéma de développement néolibéral visant le Moyen-Orient. (...)
s portails de microtravail exploitent les foules virtuelles pour compiler des listes de morceaux de musique, taguer des vidéos et des images, écrire, traduire ou transcrire de courts textes et fournir ainsi des séances d’entraînement aux logiciels d’intelligence artificielle.
Le microtravail n’est qu’une partie d’un panel plus large de travail numérique allant de services à la demande comme Uber jusqu’à l’extraction de données rentables de nos moindres actions sur Facebook, Twitter et Instagram.(...)
La rémunération horaire médiane sur le Mechanical Turk d’Amazon est de 1,38 $, et une tâche peut n’être payée que 0,01 $. Tandis que des personnes du monde entier offrent d’accomplir des tâches pour des prix de plus en plus bas, les taux de rémunération s’effondrent. Les employé·es se trouvant dans l’impossibilité de s’informer sur la nature de l’activité à laquelle ils contribuent, leurs opportunités de promotion ou de formation sont quasi inexistantes.
En outre, les corps des prolétaires du numérique ne sont pas moins soumis aux exigences du capital que leurs homologues de l’industrie. Les réfugié⋅es du camp libanais de Shatila, qui s’impliquent dans un ensemble d’activités de digital labor allant de la programmation freelance jusqu’aux jeux en ligne avec des monnaies virtuelles, se voient forcé⋅es d’adapter leurs heures de sommeil aux demandes du capital – occidental. Des adolescent⋅es gardent leur téléphone allumé, en mode bruyant, pendant leur sommeil pour pouvoir répondre à n’importe quelle heure, ou bien consomment sans fin des boissons énergisantes pour travailler ou jouer toute la nuit.(...)
Malgré tout, il y a eu quelques initiatives créatives pour se défendre contre la précarité et l’exploitation qui sont l’essence du microtravail. Parmi celles-ci, la campagne de courriels « Dynamo » – un proto-syndicat – et le système de surveillance FairCrowdwork conçu par IG Metall en 2015.(...)
Les gold-farmers sans frontières
La manière dont les plateformes numériques profitent des inégalités de genre, de classe ou de race pour générer du digital labor non ou sous-payé n’est inscrite dans l’agenda d’aucune campagne de développement institutionnelle.(...)
Une étude de l’Oxford Internet Institute s’appuyant sur soixante mille transactions anonymisées et réalisées sur Upwork a révélé un schéma clairement néocolonial, puisque les « tâches » sont vendues depuis l’Inde et les Philippines aux États-Unis, à l’Australie, ou au Royaume-Uni. Résultat : le même nivellement par le bas toxique qui caractérise la production industrielle depuis trente ans.(...)
Un des principaux arguments de vente en faveur des plateformes de travail en ligne consiste à les présenter comme aveugles aux différences de genre ou de race. Mais les inégalités inhérentes à ce type de systèmes ne disparaissent pas juste parce que les participant·es demeurent anonymes. Q(...)
Le digital labor s’insère parfaitement dans la logique des camps de réfugié·es ou celle des territoires occupés, où les gens doivent être gardés en vie, mais pas plus.(...)
De la même manière que le complexe industrialo-carcéral 10 profite du travail non ou sous-payé des détenu·es, ces projets ne fleurissent que grâce à l’état d’agitation sociale et politique du Moyen-Orient. (...)
. Sur son site internet, une plateforme nommée MicroSourcing utilise même comme argument de vente le fait que des « captifs virtuels » se chargeront du travail.
Ces efforts non dissimulés pour passer outre les réglementations locales dans les pays du Sud, de manière à servir les plateformes occidentales, font partie d’un plan bien plus ambitieux : la « Technologie pour le Bien 12 », selon les mots des chantres du développement. Mais les technologies ne sont pas bonnes en soi. (...)
Comme des machines, toujours en éveil, cette « population surnuméraire » fournit un carburant inextinguible aux entreprises qui pilotent le progrès occidental et sa course au profit 24 h/24.