
Dans les dernières vingt-quatre heures, la coalition dirigée par les États-Unis a multiplié les bombardements contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) montée à l’assaut de la ville kurde syrienne de Kobané. Pourtant, et malgré une résistance acharnée de ses défenseurs, la cité pourrait tomber, d’autant que la Turquie bloque sa frontière à tout renfort — en dépit du risque que son intransigeance fasse capoter les négociations entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et Ankara.
La longévité du conflit syrien s’explique par la diversité des acteurs impliqués mais aussi par leur imbrication dans des logiques nationales, régionales et internationales contradictoires en lien avec des puissances extérieures alliées qui les financent ou les épaulent : Occident contre Chine et Russie ; Turquie et Golfe contre Iran, Irak (chiite) et Hezbollah. En plus de l’affrontement entre le régime et l’Armée syrienne libre (ASL), de nouveaux groupes armés, soutenant chacun des projets politico-territoriaux concurrents, tentent de contrôler des morceaux du territoire syrien.
Parmi eux, un acteur, devenu central sur la scène syrienne à partir de 2012, semblait tirer son épingle du jeu : les Kurdes de Syrie. Faiblement impliqués dans les calculs stratégiques et géopolitiques des puissances voisines belligérantes, les Kurdes syriens ont semblé faire « cavalier seul » depuis près de deux ans. Malgré l’absence de soutien avéré en dehors de leurs réseaux politiques propres dominés par le Parti de l’union démocratique (PYD) proche du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), ils se sont pourtant rapidement détachés de la tutelle de Damas sans toutefois être intégrés dans les autres coalitions ou forces militaires anti-régime (Coordination nationale syrienne, Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, Front islamique, Front de libération islamique).
Une région autoadministrée
Le rôle de la Turquie, qui soutient les rebelles syriens du CNS depuis 2011, ainsi que des mouvements plus radicaux avec l’allongement du conflit, a été primordial dans ce rejet des Kurdes de la coalition (CNS puis Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, CNFOR). Depuis le début du conflit, Ankara a toujours œuvré pour les marginaliser, les priver de ressources et les rendre vulnérables. Ils ont pourtant rapidement su tirer profit de la guerre civile pour mettre en œuvre leur propre projet politique et territorial : une région auto-administrée appelée Rojawa, composée de trois cantons autonomes : Afrin, Kobané, Djezireh. Aidés par les Kurdes de Turquie tant dans la mise en place de leur propre administration que dans les créations de milices d’autodéfense, l’envol des Kurdes syriens avait tout pour déplaire au puissant voisin du nord qui ne pouvait que constater son impuissance à peser sur le dossier syrien.
Ankara a depuis longtemps œuvré dans l’ombre à la destruction du projet kurde, précisément parce que celui-ci est une concrétisation des idées du PKK, son ennemi héréditaire. Et il est devenu très clair, avec la chute annoncée de Kobané et l’éradication de l’ensemble du canton, que la Turquie a joué la carte djihadiste pour nettoyer le nord de la Syrie de la présence kurde. (...)
Les preuves de la bienveillance d’Ankara envers les djihadistes sont nombreuses. Dès 2012, les Kurdes de Djezireh se plaignaient des facilités qui étaient accordées à ces combattants pour traverser la frontière turco-syrienne dans les deux sens. Les années suivantes ont montré que des djihadistes toujours plus nombreux bénéficiaient de structures de soins et de réseaux d’entraide financière efficaces côté turc. Lors des violents combats de Sarikaniye en 2013, des véhicules turcs venaient même leur porter secours.
À partir de l’année 2013, les combattants djihadistes s’internationalisent. De moins en moins de Syriens, mais des Marocains, des Libyens, des Égyptiens, des Irakiens, des Tchétchènes, des Pakistanais se retrouvent en face des milices kurdes, enrôlés dans l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Une partie des membres de cette organisation a transité par la Turquie, comme le font toujours les djihadistes européens qui se rendent en Syrie et qui bénéficient côté turc de toutes les facilités pour se lancer dans le djihad. Des passeports ramassés sur les victimes djihadistes lors des diverses batailles à Sarikaniye (été-automne 2013) m’ont été présentés lors des entretiens que j’ai menés avec les représentants du canton de Djezireh : peu de Syriens parmi eux.
Le laisser-faire et la complaisance d’Ankara sont apparus au grand jour lorsque des centaines de combattants djihadistes ont pris la ville arménienne de Kessab en mars 2014 (...)
Kobané est stratégique pour les Kurdes. C’est le canton central d’un chapelet de trois territoires qui pourraient à terme, s’ils sont reliés, constituer un Kurdistan autonome viable en Syrie. C’est précisément ce qu’Ankara veut éviter. À l’inverse, le PKK et les YPG doivent montrer qu’ils peuvent défendre les zones de peuplement kurde. C’est sur ce point qu’ils ont fondé leur légitimité — pas encore dans les urnes. (...)
La victoire des djihadistes à Kobané ferait, en revanche, l’affaire de la Turquie à plus d’un titre. En effet, alors qu’elle était présentée comme la grande perdante du conflit syrien, elle semble enfin tenir entre ses mains les atouts de sa future suprématie dans le nord de la Syrie : les victoires de l’OEI sur les Kurdes syriens ne peuvent que conforter Ankara qui cherche tous les prétextes à une intervention en Syrie dans le but d’y instaurer une zone tampon qui lui permettrait de fermer ses frontières aux réfugiés syriens et de tenir les Kurdes du PKK éloignés. La suprématie des djihadistes à sa frontière méridionale lui donnera tous les prétextes à une intervention (lorsqu’elle le désirera et à condition que les États-Unis fléchissent leur position) en bonne et due forme qui, cette fois, pourrait se faire avec l’approbation de la coalition internationale. La Turquie continuera certainement à jouer, à sa guise, la carte djihadiste dans sa guerre en Syrie, carte doublement gagnante (...)
C’est précisément face à ces calculs stratégiques que les Kurdes de Turquie et de la diaspora se soulèvent. Qu’Ankara ait fait ou non des promesses aux Kurdes (en s’engageant à faciliter la défense de Kobané par la mise en place d’un corridor sur son territoire qui aurait permis d’acheminer armes et renforts), les conséquences sur la scène politique turque de la tragédie de cette ville pourraient bien signer la fin du processus du paix entamé entre le gouvernement turc et le PKK. Le risque serait alors une reprise du conflit sur le sol turc. Pourtant, les organisations kurdes de Turquie (Parti pour la paix et la démocratie, BDP, Parti démocratique du peuple DEHAP) et même le PYD, qui reste assez mesuré dans ces critiques du pouvoir turc, semblent ne pas vouloir totalement rompre le dialogue avec la Turquie. Il faut bien comprendre que c’est Ankara qui a les clés de la question kurde. (...)
Paris, déjà enclin à soutenir les positions de pays du Golfe comme l’Arabie saoudite, matrice idéologique et financière du djihadisme salafiste, semble vouloir s’engager dans ce jeu de dupes qui, au final, coûtera cher en vies humaines et en gestion des flux de réfugiés. Alors que le gouvernement français semble si préoccupé par ses candidats au djihad, comment peut-il encore poursuivre dans cette voie où les buts affichés ne sont plus en accord avec les calculs personnels et les bénéfices recherchés ?