
Comme dans la fable d’Ésope, Le Garçon qui criait au loup, est-il lucide de crier au fascisme ? Autrement dit, les forces réactionnaires et racistes sont-elles vraiment aux portes du pouvoir ? État des lieux sur la petite bête immonde, qui monte, qui monte..
« Serons-nous encore français dans trente ans ? » L’angoissante question était posée en couverture du Figaro magazine le... 26 octobre 1985. L’image montrait un buste de Marianne, le visage dissimulé par une étoffe transparente et le front orné d’un diadème berbère qui la faisait plus ressembler à une danseuse orientale qu’à une salafiste sous niqab. Effet terrorisant quasi nul, mais prémices d’une banalisation d’un discours jusque-là cantonné à l’extrême droite. Puis il y eut « le bruit et l’odeur », puis les premières affaires du voile islamique, puis... ça ne s’est jamais plus arrêté. (...)
La thèse du grand remplacement ne date pas des illuminations de renaud camus et ne se limite pas à l’Hexagone. Cette panique identitaire rythme désormais la furie meurtrière de suprémacistes blancs à travers le monde : attaque de la synagogue de Pittsburgh (États-Unis), 11 morts ; attentat contre la mosquée de Christchurch (Nouvelle-Zélande), 51 morts ; fusillade contre des Hispaniques à El Paso (États-Unis), 22 morts ; tentative de carnage à la synagogue et devant un restaurant turc de Halle (Allemagne) : 2 morts ; attentat de la mosquée de Bayonne : 2 blessés graves (lire page II).
Le tueur de Christchurch avait explicitement fait référence au grand remplacement dans un manifeste. Celui de Bayonne était accro à la prose d’Éric Zemmour (voir page IV) et aux théories complotistes concernant l’incendie de Notre-Dame. En Allemagne, l’activisme néonazi a fait au moins 200 victimes depuis la réunification (pages X-XI). (...)
Hantés par la kyrielle de pogroms, de génocides, de massacres coloniaux et d’épurations ethniques du siècle dernier, nous appréhendons à nouveau une brutalisation de la société. (...)
Les djihadistes et les obsédés de l’identité partagent d’ailleurs une vision assez analogue de l’homogénéisation (religieuse, culturelle ou raciale) du corps social et se renforcent mutuellement. Le vivre-ensemble semble malgré tout mieux tenir que ne le prédisent les docteurs Mabuse des plateaux télé ou les magazines type Valeurs actuelles (page V), dont le fonds de commerce prospère sur la discorde identitaire, l’appel à la « remigration » et les prodromes d’une guerre civile.
Cependant, certaines minorités font toujours les frais de ce racisme à peine voilé. (...)
Si l’islamophobie est désormais l’habillage des anciens tropismes racistes, la désignation de l’ennemi prioritaire peut toujours varier. L’antisémitisme [2] d’extrême droite n’est jamais très loin même s’il est désormais plus caché. (...)
Parallèlement aux passages à l’acte « solitaires », un nouveau fascisme est à l’offensive partout. Le « post-fascisme », selon la terminologie de l’historien italien Enzo Traverso, ne porte plus de bottes et d’uniforme cintré, mais un jean et une chemise ouverte, comme Matteo Salvini lors de son meeting de refondation des droites à Rome le 29 octobre dernier.
Dans les urnes, l’Espagne est l’arène de l’ascension de Vox (pages VIII-IX), poussée électorale similaire à celle de l’AfD en Allemagne, tandis qu’en Italie, la Lega de Salvini attend une heure prochaine, confiante dans sa capacité à moissonner sur le terreau d’un système à bout de course (pages VI-VII). En France, les prochaines municipales vont conforter l’ancrage localiste du Rassemblement national (page III), profitant de la décomposition de la gauche politicienne et de la bienveillance d’une partie de la droite tradi.
Ailleurs, avec leurs variantes propres, les dirigeants autoritaires – Erdogan, Duterte, Bolsonaro, Modi, Sissi, Assad, Trump, Netanyahou, etc. – enflent leur posture nationaliste et traquent les indésirables. D’ailleurs, dans l’Hexagone, une admiration décomplexée pour ces régimes autoritaires et sanguinaires se fait jour (...)
Un constat tristement banal : les tendances fascistes prospèrent sur la crise permanente du capitalisme, la destruction de l’emploi industriel, les reculs du mouvement social, l’accroissement des inégalités, la crise de légitimité de l’État, les frustrations consuméristes de la classe moyenne, le dumping social, l’uniformisation marchande des modes de vie, l’atomisation sociale et la misère intellectuelle qui en résulte.
Malgré la différence d’époque avec les années 1930, il faut garder en mémoire que « les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés » (Hannah Arendt). Et plus nos sociétés deviennent individualistes, plus les formes de ressentiment et de bouc-émissarisation accroissent le désir de fascisme et de restauration d’une communauté nationale imaginaire. (...)
Le front antifasciste bourgeois qui a permis l’élection de Macron ne peut constituer un barrage solide contre l’extrême droite. Coupées du reste de la société, les classes dominantes préféreront toujours se jeter dans les bras du fascisme plutôt que remettre en question leurs privilèges. Minée par le discrédit d’une politique entièrement en faveur des riches, la présidence Macron n’a plus rien à offrir que la surenchère sur les thématiques identitaires (page V).
Dès lors, le plus grand danger fasciste est son assimilation par les gouvernements libéraux, amplifiée par des technologies de flicage toujours plus perfectionnées et le recours à l’état d’exception. C’est ce à quoi on assiste avec une police en roue libre, que ce soit dans les quartiers populaires ou face à la contestation sociale. Les forces d’extrême droite n’ont plus à conquérir le pouvoir. En dépit d’un rôle d’épouvantail de façade, elles sont déjà les arbitres du jeu.
Seuls des mouvements réels de lutte contre les inégalités et le racisme permettront d’engloutir l’écume réactionnaire dans les abysses de l’histoire. Salade, tomates, union... sauce harissa, juste pour leur filer des boutons !