Alors que les Soulèvements de la Terre multiplient les actions, et les soutiens, et qu’une menace de dissolution plane sur le mouvement, on prend le temps d’une réflexion de fond avec l’historien Jérôme Baschet sur le devoir d’insubordination.
L’urgence vitale face au désastre ranime une impérieuse nécessité : celle de se battre pour d’autres mondes. » C’est ainsi que la quarantaine d’auteurs du livre collectif On ne dissout pas un soulèvement (Seuil, 2023) résume en introduction la démarche des Soulèvements de la Terre. Alors qu’une nouvelle mobilisation se profile ce week-end (17 et 18 juin), dans la vallée de la Maurienne, en opposition au projet ferroviaire du Lyon-Turin, le mouvement reste plus que jamais dans le collimateur de la répression gouvernementale. Sans que cela entame la détermination de la centaine de milliers de soutiens qui ont signé la déclaration commune en réponse à la menace de dissolution brandie par Gérald Darmanin, au printemps. Nous avons voulu discuter de tout cela avec Jérôme Baschet, l’une des voix de ce livre collectif. (...)
"dans 15 ans, les tempêtes et les inondations, comme les sécheresses et les mégafeux, déjà insupportables, auront été démultipliés par rapport à ce que l’on connaît déjà, avec des conséquences de tous ordres et notamment des conflits de plus en plus virulents sur l’usage de l’eau.
Pour de multiples raisons, les difficultés de l’actuel système économique s’accentueront, de même que les critiques à son encontre et le besoin vital d’un changement profond. Cela ne concerne pas seulement la crise climatique et écologique. Si l’on veut prendre la mesure de l’inquiétude des cercles dirigeants mondiaux, il suffit de lire les nombreux rapports préparés par diverses institutions systémiques, comme « L’âge du désordre » (Deutsche Bank) en septembre 2020 ou le rapport sur les risques globaux de Davos 2023. (...)
Ils anticipent des difficultés à maintenir la croissance mondiale, à garantir une rentabilité du capital aussi favorable que durant l’âge d’or de la mondialisation néolibérale, à faire face à une perte de légitimité des régimes représentatifs et à contrôler une colère sociale de plus en plus ample et imprévisible. Face à un système dont les facteurs de crise s’accumulent, on peut comprendre que les cercles dirigeants mondiaux misent sur le renforcement massif des techniques de contrôle et se préparent méthodiquement à un recours de plus en plus brutal à la répression pour assurer la défense de leurs intérêts.
Dans le cas des Soulèvements de la Terre, cela ne traduit-il pas également une certaine inquiétude vis-à-vis de la portée du mouvement ? Une note du service central du renseignement territorial le présentait comme « un acteur majeur de la contestation écologique radicale »…
Cette note fait un éloge paradoxal des Soulèvements de la Terre, en lui reconnaissant également une grande « inventivité », un « fort rayonnement » et une remarquable capacité d’organisation. Malgré ce bel effort de lucidité, la vision policière du monde n’en bute pas moins sur d’évidentes limites. Elle projette notamment sur le mouvement une structuration hiérarchique, ne pouvant s’empêcher de fantasmer quelques chefs et une cellule centrale qui embrigaderaient une frange de la jeunesse au service de ses intentions occultes et malveillantes. Selon le rédacteur de la note, les enjeux écologiques ne sauraient être qu’un prétexte à des agissements dont la violence et la destruction seraient la véritable raison d’être. Cela conduit à ne rien comprendre à la logique du mouvement, puisque c’est au contraire de là qu’il faut partir, de cette révolte face à la dévastation du monde.
Ce qui est sûr, c’est qu’en deux ans et demi d’existence, les Soulèvements de la Terre ont réussi à créer une dynamique remarquable (...)
La notion de désarmement permet de signifier que la première violence est celle d’un système productif qui expose des milliards d’êtres vivants à des pollutions mortifères et aux multiples conséquences du chaos climatique.
La pratique du désarmement ne peut être dissociée d’une bataille du sens, qui implique de toujours fonder la légitimité des actions menées et de la faire comprendre. Ces actes de désarmement restent largement proportionnés et sont menés à basse intensité, utilisant des outils simples comme des cutters ou des clés à molette - et non, par exemple, des explosifs qui sont plus directement associés à l’imaginaire du sabotage.
Et puis, la supposée « violence » que le gouvernement tente d’imputer aux Soulèvements de la Terre ne vise jamais les personnes, ce qui n’est pas le cas des « activistes » du complexe agro-industriel qui n’hésitent pas à s’en prendre physiquement aux défenseurs de l’environnement, à menacer tel maire de séquestration ou à déboulonner les roues des voitures des journalistes qui mettent en cause leurs pratiques. (...)
Il y a un devoir d’inacceptation et d’insubordination. Cela suppose d’assumer la perspective d’une confrontation à la fois plus offensive dans ses modes opératoires, et plus générale dans sa nature même. Il va de soi que l’ennemi n’est pas tel ou tel gouvernant ni tel ou tel ultrariche, mais bien plutôt le réseau des quelques centaines d’entreprises transnationales, banques et fonds d’investissement qui dominent l’économie mondiale. Il n’est pas difficile non plus d’identifier dans le productivisme compulsif du système capitaliste, mû par un impératif d’accumulation illimitée et tenu par une obligation de croissance exponentielle, la cause fondamentale de la catastrophe écologique et climatique. (...)
Le nom même du mouvement met en avant un acteur non humain et, de ce fait, 100 000 personnes ont ainsi clamé ensemble : « Nous sommes la Terre qui se soulève » ! La lutte ne peut plus se concevoir comme seulement humaine. Dans un contexte inédit de dévastation des conditions de vie sur cette planète, c’est la communauté terrestre qui est appelée à se soulever pour empêcher sa destruction, sous les eaux glacées du calcul égoïste ou, plutôt désormais, sous l’effet du souffle brûlant de la quantification marchande.