
Il va être question, dans les lignes qui suivent, du discours que propage actuellement un certain Jean-François Braunstein, philosophe de profession, mais dont il est manifeste – il suffit de lire ce qui suit – qu’il s’éloigne chaque jour un peu plus des idéaux d’ouverture d’esprit, de rigueur conceptuelle, de souci de la démonstration et de probité intellectuelle qui définissent, en principe, l’exigence philosophique. Nous avions déjà signalé à son propos un cas de diffamation caractérisée qui avait obligé France Culture à publier un droit de réponse, mais il semblerait finalement que c’est l’ensemble du champ académique, l’ensemble du camp progressiste et l’ensemble du système scolaire français – voire la totalité du monde réel ! – que notre philosophe s’évertue à diffamer. Plus grave enfin, et les lignes qui suivent le documentent également, ce qui s’opère est une convergence gravissime, et tout à fait assumée, entre des intellectuels qui se disent « progressistes » ou « héritiers des Lumières » et des forces politiques d’extrême-droite – en l’occurrence le Rassemblement National.
La scène se passe à « l’Institut Diderot », think tank dirigé par l’impayable mais néanmoins viril André Comte-Sponville, qui s’était déjà illustré, naguère, par une extravagante lepénisation de Spinoza (il soutenait, pour mémoire, que le slogan lepéniste « Les Français d’abord », loin de poser problème, n’était que « l’évidence première » de « toute politique », rien de moins, et que Spinoza n’avait –sic !– « jamais écrit autre chose »).
L’ambition affichée par ledit Institut Diderot est, en toute simplicité, de « proposer une vision globale de l’être humain pour déchiffrer les messages du monde incertain qui s’annonce », et sa charte prend soin de préciser qu’« un tel effort ne peut s’accomplir que par le rapprochement du monde de la recherche et de celui de l’entreprise ». Son conseil d’orientation est lui aussi très viril puisqu’il affiche quinze hommes pour trois femmes (soit un ratio de 84% et 16%), et une liste de 196 intervenant·e·s se décomposant en 168 hommes et 28 femmes (soit 86% et 14%).
Le public est composé de sommités du monde académique, économique et politique – on y entend par exemple, au moment des questions, d’anciens ministres comme Pierre Joxe ou Alain Richard, et même l’ancien défenseur des Droits, Jacques Toubon, qui heureusement, se montre dans son intervention plus critique que ses congénères.
L’actualité récente dudit Institut est une conférence de Claude Habib sur « la question trans » – comprenez le péril trans – et une conférence Renaud Dély, sur « l’avenir de la gauche ». (...)
Claude Habib a d’ailleurs participé à un immense colloque entièrement consacré à la conjuration du péril woke, et plus précisément à une table ronde intitulée « Gender, néoféminisme et écoféminisme », « modérée » par une « modératrice » très modérément modérée – et assez immodérémment hostile aux droits des homosexuel·le·s (...)
Il serait laborieux de reprendre point par point chaque « fait » invoqué par Jean-François Braunstein à l’appui de son propos, tant il s’agit d’un ramassis de « faits alternatifs », prétendûment « venus d’Amérique », comme il se doit, ou de micro-événements déformés, caricaturés, sur-interprétées et/ou élevés aussitôt au rang de généralité. On se contentera d’inviter les fact-checkers à faire leur travail, et à débunker minutieusement, entre autres, la très douteuse fréquence – voire la réalité – de :
– la demande qui serait faite aux écoliers, en Écosse, de « choisir leur sexe » ;
– la programmation d’œuvres théâtrales antiracistes « interdites aux Blancs et aux Asiatiques » ;
– la présence en France d’un « prosélytisme » visant avant tout les générations les plus jeunes, et la présence notamment, « dans le secondaire », de nombreuses associations » qui « font la promotion du changement de genre » ;
– le fait que « dans les écoles américaines, on enseigne aux enfants blancs qu’ils sont déjà racistes, dès deux-trois ans, et aux enfants noirs qu’ils sont déjà victimes ».
– le fait que dans l’université française « il n’y a plus de diversité d’opinion, il n’y a plus de recherche de la vérité objective, il n’y a plus d’échange d’arguments » (l’hôpital, ici, se foutant un tout petit peu de la charité).
Notons aussi ce procédé tout à fait classique dans les chasses aux sorcières, qui consiste à faire dire à ses adversaires (ici : lesdits « wokistes »), sans jamais nommer ni citer qui ou quoi que ce soit de précis (ou même d’imprécis !), des absurdités et des insanités qui ont pu tout au plus être un jour prononcées (puisqu’absolument tout a pu un jour être prononcé) mais qui n’ont rien de représentatif, et qu’en tout cas aucun·e auteur.ice ne soutient. (...)
Mais il y a plus consternant encore que ce mensonge généralisé : l’impudence voire l’inhumanité du conférencier qui, au milieu d’une énumération de manifestations « woke » désignées comme « religieuses dans le pire sens du terme », se met à ironiser sur la présence de « toutes sortes de rites » au sein des mouvances « woke », notamment l’« agenouillement » à l’occasion de « la mort de George Floyd » (qui, au demeurant, n’est pas une simple « mort », si l’on tient à l’idéal philosophique de rigueur conceptuelle, mais un assassinat). Ou encore l’existence de « fresques à la mémoire de George Floyd, qui retracent les étapes de sa Passion ».
Dans l’abject, citons aussi cette formule : « La nouvelle mode, si je puis dire, ce sont les violences gynécologiques et sexuelles, ce qui permet là aussi d’attaquer la médecine directement ». Je préfère ne pas commenter. (...)
Braunstein résume la « folie » wokiste par une volonté d’« effacement des limites et des frontières dans trois domaines » :
« Le genre : effacer la distinction masculin-féminin ; l’animalisme : effacer la distinction homme-animal ; et ce que j’appellerais l’euthanasisme, c’est-à-dire effacer le caractère tragique de la mort. »
Ce qui est proprement sidérant dans ce propos n’est pas seulement la rhétorique typiquement réactionnaire de la « mise en péril » (telle qu’a pu l’analyser un Albert Hirschman). Ce n’est pas seulement l’attitude proprement phobique du conférencier vis-à-vis de ces trois questionnements – celui de la différence des sexes, celui de la spécificité humaine, celui du tragique de la mort – et la volonté de restauration d’un interdit ou d’une opprobre à leur sujet. C’est aussi que la phobie et la réprobation soient exprimées par un philosophe, dont en principe la vocation, pour ne pas dire l’essence-même, depuis l’origine (disons depuis Socrate), n’est rien d’autre que le questionnement. (...)
On peut donc s’étonner et s’attrister que le malheureux Diderot soit enrôlé post-mortem dans la croisade obscurantiste de M. Braunstein, puisqu’en réalité il correspond en tous points – pour qui le lit, au lieu d’en faire juste un nom d’Institut – au portrait braunsteinien du « wokiste » qui s’évertue à « abolir toutes les frontières » de manière « folle » et « délirante ». Une « folie » dont le caractère fécond et la puissance heuristique sont même revendiqués dans un sursaut de wokisme par le philosophe des Lumières : Diderot le montre explicitement, c’est en rêvant et en délirant que D’Alembert parvient à dépasser sa frilosité intellectuelle et à poursuivre un débat philosophique qu’il refusait dans l’entretien qui ouvre le livre. (...)
En résumé, on ne sait s’il faut s’en indigner ou s’esclaffer : la diabolisation du « wokisme » s’est faite dans l’enceinte d’un Institut portant le nom du plus radical des wokistes.
Mais là n’est pas le plus scandaleux. Ni le plus nouveau, d’ailleurs : j’ai déjà souligné ici même à quel point l’actuelle panique « anti-wokiste » rejoue, sans s’en rendre compte, une interminable et immémoriale série de paniques morales qui va du procès de Socrate à celui de Beauvoir, en passant par celui de Spinoza, sans oublier, précisément, le mouvement des « anti-philosophes » au siècle des Lumières.
Le pas supplémentaire dans la contradiction et le paralogisme – et surtout dans l’odieux – est franchi en fin de conférence. Quelques minutes après avoir insisté lourdement sur le caractère « pas du tout progressiste », et même profondément réactionnaire, du « wokisme », le conférencier se réjouit, dans une conclusion sur « ce qu’il faut faire », de la « prise de conscience » du danger woke qui commence à se faire jour « chez les politiques », et à l’appui de ce propos il cite deux exemples dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont guère probants en termes de progressisme : Ron Desantis et Donald Trump.
Je caricature ? J’avoue que c’est tellement gros qu’on peut douter de ce que j’affirme. Voici donc, pour dissiper ce doute légitime, l’intégralité du passage, retranscrite au mot près, dans toute sa confusion (...)