
(...) Qu’est-ce qu’un idiot utile ?
À une question de Christian Chavagneux sur les économistes d’Attac ou des Atterrés, Florence Jany-Catrice répond qu’ils « sont réduits au rôle "d’idiots utiles", de contre-pouvoir issu de la société civile [qui] ne sont jamais conseillers du Prince ».
Comment pourrait-il en être autrement, est-ce si étonnant ? On se rappelle l’avertissement du grand barbu : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante »[4].
Mais est-ce irrémédiable, au point qu’il faudrait supposer un problème résolu pour penser autre chose, au point qu’il faudrait attendre mécaniquement de la réappropriation matérielle un résultat politique et culturel bénéfique ?
En d’autres termes, les supposés « idiots utiles » à la classe qui domine les faits et les idées sont-ils voués à être à tout jamais inutiles à leur « race », pour reprendre le mot d’Annie Ernaux, c’est-à-dire à la classe qui subit la domination et, au-delà, à tous les êtres humains dominés ? La citation d’Annie Ernaux n’est pas fortuite. Parce que l’enjeu est de sortir de l’invisible, de l’indicible et de l’inavouable les rapports sociaux de domination de toutes sortes, et donc les sujets dominés, dont les « premiers de corvée » sont la figure emblématique. « Mettre des mots sur leur vécu »[5], tel est le fil conducteur d’un « idiot utile » parmi d’autres tout au long d’une vie de socio-économiste critique.
Ainsi, la mise en lumière des institutions prend du sens si cette lumière éclaire les classes sociales et les représentations qui en sont faites et qu’elles se font d’elles-mêmes.
On pourrait donc reconstruire un cheminement à travers les interdits de débat, en partant du travail de ceux qui, au contraire des rentiers, travaillent, et dérouler autrement le fil des « impensés ».
Mais, et c’est là que cela devient cocasse, par définition l’idiot utile est celui qui sert, sans doute à son insu, les intérêts de ceux dont il est censé être l’opposant, en l’occurrence ici l’idiot utile aux gouvernements néolibéraux ou à la classe dominante. Alors… (...)
Tel qu’il est toujours advenu, le changement social, s’il advient de nouveau, sera l’œuvre des mouvements de la société. Au sein de la société civile trop souvent dédaignée ou déconsidérée, il faut donc veiller à ne pas laisser s’éteindre le feu du débat. Les « idiots utiles » peuvent servir à cela. Mais il faut rester suffisamment modeste et ne pas croire à l’effet performatif des idées, fussent-elles bonnes et vraies. Parce que l’intervention sociale reste la clé de voûte pour véritablement lever les interdits. Et pour un « idiot utile », l’utilité, si elle est, n’est que de rappeler ce principe… en « mettant des mots sur le vécu » de ceux qui veulent vivre.