
En décryptant « L’Art de lire » du mystique Hugues de Saint-Victor, Ivan Illich nous livre un commentaire critique de notre époque dans son rapport aux livres, à la lecture et à l’éducation.
L’œuvre d’Ivan Illich (1926-2002) est aujourd’hui largement méconnue, malgré le succès qui a accompagné la parution de son ouvrage Une société sans école en 1970. Les deux écrits qui sont publiés par les éditions du CNRS sous le titre Dans la vigne du texte nous permettent de découvrir un intellectuel érudit, capable de fonder ses réflexions les plus actuelles dans des recherches plus techniques et historiques.
Dans un essai publié pour la première fois en 1991, Illich se penche sur la figure du penseur et théologien mystique Hugues de Saint-Victor (1096-1142) — lequel a donné son nom à l’abbaye parisienne de Saint-Victor, où il est mort — et plus particulièrement sur son texte, écrit en 1137, intitulé L’Art de lire. Sous la forme d’un traité pédagogique (une didascalie), l’auteur célèbre la lecture comme l’éveil de la formation intellectuelle et analyse les habitudes et l’imaginaire liés à cette pratique de plus en plus répandue (lire, méditer, étudier, se souvenir).
Un regard historique sur la lecture
Illich identifie dans L’Art de lire le témoin majeur d’une mutation dans l’histoire de la culture et de sa diffusion : le XIIe siècle voit se transformer les manières de lire mais aussi l’organisation et la composition sociale du lectorat. (...)
désormais, on peut lire en silence, chacun pour soi. Cette mutation s’appuie essentiellement sur des facteurs matériels : une écriture cursive (plus rapide à lire), l’adoption progressive du papier, de nouvelles mises en page permettant de rehausser les mots clés et les citations, de distinguer clairement le texte et le commentaire, etc.
Ainsi, Illich porte sur L’Art de lire un regard presque anthropologique : il relève tout ce que l’acte de lecture peut avoir de significatif pour l’époque et la société de son auteur. Le passage de la lecture orale à la lecture
silencieuse ou méditative, par exemple, ne s’accomplit pas sans difficulté ; il est même parfois une corvée pour le lecteur de l’époque, de sorte que celui qui s’y adonne apparaît comme faisant preuve de grand courage. (...)
Si Illich insiste sur cette dimension mystique de L’Art de lire, c’est parce que, à ses yeux, la lumière du texte élargit simultanément l’existence. Elle forge par la discipline ce nouvel éthos qui oblige le lecteur à l’humilité devant la vérité ; mais par la suite, ses effets se prolongent pour instaurer une vie durablement calme, dans laquelle l’esprit n’est pas distrait par des désirs illicites ou emporté par un course au superflu. Selon Illich, « lire consiste à former nos esprits selon des règles et préceptes tirés des livres ». Au total, il existe 12 de ces règles qui permettent au lecteur d’acquérir des habitudes le conduisant à la sagesse. (...)
Derrière le Moyen-Âge, le présent (...)
L’ambition d’Illich dans son étude est finalement de marquer l’immense contraste qui sépare notre société industrielle des réflexions d’un chanoine régulier parisien du XIIe siècle. La culture promue par Hugues de Saint-Victor n’existe probablement plus, sinon à l’état de survivance. (...)
Or, d’une certaine manière, Illich occupe lui-même une position charnière entre deux époques : celle qui a hérité directement du rapport médiéval à la lecture (et qui l’a conservé par-delà de nombreuses transformations) et celle qui a basculé dans l’ère informatique ou numérique. Lui-même le déclare, au moment de justifier son étude de l’ouvrage de Hugues de Saint-Victor : « Je traite ici des commencements de l’ère du livre, laquelle est en train de se terminer ».
Finalement, cette analyse de L’Art de la lecture est un prétexte pour saisir plus largement le rapport entre une certaine pratique de lecture et la réalité sociale et culturelle à laquelle elle renvoie implicitement. Et l’étude du mode de lecture médiéval nous pousse à nous interroger sur le nôtre. (...)
Pour autant, Illich prend garde de ne pas tomber dans le piège de la critique réactionnaire : il explique que son ouvrage ne contient aucune condamnation a priori des nouvelles habitudes de gestion des médias, ni des méthodes par lesquelles nous sommes formés à la lecture — ce qui n’est qu’un demi-mensonge au vu des critiques plus acerbes que formulera par exemple George Steiner (Le Silence des livres, 2006) quelques années plus tard.