
Enivrés par l’hubris technologique, les futurologues ne cessent de vanter les bienfaits du développement inexorable de l’intelligence artificielle. Jean-Gabriel Ganascia met en garde, dans Le Mythe de la singularité (1), contre les tentations démiurgiques qui accompagnent la recherche d’une technologie destinée à dépasser l’humanité.
La « singularité » désigne — chez les tenants de l’intelligence artificielle, comme Vernor Vinge, informaticien et romancier qui en a popularisé la notion (2), ou Raymond Kurzweil, informaticien aux convictions transhumanistes responsable de l’ingénierie chez Google — ce moment où les machines développeront des capacités cognitives supérieures à celles des êtres humains et où ces derniers seront connectés à des artefacts qui augmenteront leurs facultés. L’humanité sera alors ontologiquement transformée. (...)
Ce qui s’apparente à un cauchemar technophile bute encore sur des limites bien réelles : les techniques algorithmiques d’apprentissage autonome par les machines n’ont pour l’heure fourni aucune conceptualisation inédite. Les « technoprophètes » auraient donc, selon Ganascia, reconduit les principes mythologiques d’un récit gnostique reposant sur l’idée d’une nature imparfaite à améliorer. L’hypothèse de la singularité s’apparente à une croyance religieuse dogmatique qui confond notamment les capacités de calcul avec la prévisibilité absolue du futur.
Derrière le propos affirmé, Ganascia discerne un projet simultanément politique et économique : certes, les grands groupes du numérique popularisent la singularité afin de renforcer leur image, mais l’on ne peut totalement écarter l’idée que leurs dirigeants finissent par croire à la démesure délirante de ce mythe. Or, dans les domaines de la biométrie, de l’état civil, du cadastre ou de l’impôt, par exemple, ils envisagent de supplanter les structures publiques par l’imposition de leurs propres cadres technologiques — ils ont pour ambition de se substituer aux États. (...)