
L’Italien Filippo Grandi, qui dirige l’instance des Nations unies pour les réfugiés, dénonce les discours alarmistes tenus en Europe vis-à-vis des arrivées de migrants, et plaide pour une coopération approfondie.
Sauvetages en mer, centres de détention en Libye, externalisation des politiques migratoires… Pour Filippo Grandi, à la tête du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) depuis 2016, l’Europe dispose de tous les instruments juridiques nécessaires pour trouver des solutions à la « crise » des réfugiés en Méditerranée centrale. (photo DR)
On parle de « crise » des réfugiés depuis 2015. Ce terme est-il toujours approprié aujourd’hui ?
Il y a actuellement 70 millions de personnes qui sont réfugiées ou déplacées dans le monde, et ce nombre n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Donc oui, on peut dire que c’est une crise, mais elle ne touche pas tous les pays de la même manière. Elle affecte davantage les pays pauvres et voisins des lieux d’origine des réfugiés, comme le Liban (où une personne sur quatre est réfugiée), l’Ouganda, le Bangladesh, ou encore le Venezuela, où 5 millions d’individus pourraient avoir quitté le pays d’ici la fin de l’année. L’Europe a pour sa part connu une crise en 2015, mais ce n’est plus le cas maintenant. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne doit plus se sentir concernée. La crise doit être gérée globalement par des pays qui ont davantage de ressources. (...)
On ne parle que de 78 000 personnes qui ont traversé la Méditerranée depuis le début de l’année pour rejoindre un continent qui compte 500 millions d’habitants. La rhétorique de certains politiciens européens selon laquelle ces flux ne sont pas gérables engendre une impression d’invasion qui est totalement fausse. La question est devenue hyperpolitisée. Trouver une solution enlèverait beaucoup de force à ces arguments, que je conteste radicalement. (...)
Le droit de la mer est clair : lorsqu’ils sont interceptés, les migrants et réfugiés doivent être ramenés dans le port le plus proche et le plus sûr. C’est sur cette question que le débat fait rage puisque, dans beaucoup de cas, il s’agit de Malte et de l’Italie. Ces pays ne peuvent pas accueillir tout le monde et c’est pour cela qu’il faut appliquer un troisième critère : un partage équitable de la responsabilité d’accueil des gens qui traversent la mer. Il ne doit pas y avoir de négociations bateau par bateau et l’Europe ne peut pas tolérer que les navires flottent sur la mer pendant plusieurs jours, avec parfois des gens en très grande détresse à bord, comme cela a récemment été le cas de l’Open Arms [bloqué en mer dix-neuf jours avant de pouvoir débarquer à Lampedusa, ndlr] et de l’Ocean Viking [qui a dû patienter quatorze jours à Lampedusa avant qu’un accord de répartition des migrants sauvés à bord ne soit trouvé]. Ensuite, il faut une procédure rapide pour que ceux qui méritent l’asile reçoivent une protection et que les autres puissent retourner chez eux. (...)
Certains individus sont à la recherche d’une vie meilleure, tandis que d’autres fuient les conflits ou les persécutions dans des pays comme le Mali, l’Erythrée, la Somalie ou le Nigeria, c’est-à-dire des réfugiés. Mais entre ces deux cas, il existe un flux très complexe à définir, d’autant que ces gens bougent essentiellement en utilisant des réseaux illégaux et criminels car ils n’ont pas d’autres choix. L’histoire et la géographie ont voulu que le gros de ce flux passe par des Etats très fragiles, notamment la Libye. Aujourd’hui, des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes sont bloquées dans ce pays. Un nombre relativement restreint - entre 5 000 et 6 000 - d’entre elles sont retenues dans des centres de détention plus ou moins gérés par des forces proches du gouvernement. Les autres sont dans le reste du pays ou dans des camps gérés par d’autres milices. Peu importe l’endroit où ils se trouvent et s’ils sont éligibles à une protection internationale, ces individus sont soumis à de graves violations : tortures, viols, meurtres. (...)
Le fait que certains individus soient renvoyés dans des centres de détention après avoir été interceptés en mer est terrible et rend également notre travail très difficile. On essaie de les évacuer et ils y sont ramenés. C’est un cercle vicieux et nous sommes en train de faire pression sur les autorités libyennes pour que cela cesse. Malgré ces obstacles, nous faisons un travail de tri sommaire en identifiant des personnes qui pourraient être évacuées du pays. (...)
L’Italie a accepté de recevoir des vols directs de Tripoli, tandis que les autres pays européens ont demandé que les personnes évacuées passent d’abord par des centres de transit avant d’être rapatriées dans d’autres pays. Le Niger s’est porté volontaire pour cette initiative et nous avons conclu en septembre un accord avec le Rwanda qui a permis d’ouvrir un deuxième canal intermédiaire. Le mécanisme est bon mais n’a permis de sortir qu’environ 4 700 personnes de Libye. Ce n’est pas énorme, mais on leur a évité un choix terrible entre rester coincés dans l’enfer libyen ou prendre le bateau pour traverser la Méditerranée avec tous les risques que cela implique. Par ailleurs, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a mis en place un programme de retour volontaire dépendant d’accords bilatéraux entre la Libye et les pays d’origine des migrants, qui a permis le retour chez elles de près de 40 000 personnes. Cela permet de désengorger les centres de détention, où les conditions sont atroces. (...)
Il est important et légitime que les pays industrialisés investissent dans le renforcement des systèmes d’asile d’autres pays pour qu’ils puissent à leur tour gérer les flux migratoires. Cela pourrait permettre de diminuer les mouvements de personnes, ce qui n’est pas forcément mauvais si ces pays peuvent trouver un environnement sûr et favorable aux demandeurs d’asile. En revanche, l’Europe ne doit pas identifier une couronne de pays pour bloquer les migrants afin qu’ils ne viennent pas sur le continent. Les pays riches ont le devoir d’accepter les demandes d’asile. (...)
Les sauvetages en mer sont un devoir international depuis cinq cents ans. Les Etats doivent donc mettre des moyens nécessaires et nous avons regretté les décisions successives de réduire la capacité européenne de sauvetage. Les gardes-côtes et les navires commerciaux ont aussi cette responsabilité. Enfin, il faut soutenir, et non pas stigmatiser, la société civile qui se porte volontaire pour cette mission. La présence d’ONG n’augmente pas les départs des gens, contrairement à ce qui peut être dit. La tendance à réduire la capacité en mer doit être renversée.