
L’historien François Hartog analyse l’urgence et le « présentisme », qui dictent notre rapport au temps depuis le début de l’épidémie de Covid-19.
Depuis deux ans, la crise sanitaire a introduit une expérience inédite dans notre appréhension du temps. Selon François Hartog, auteur de Chronos, l’Occident aux prises avec le temps (Gallimard, 2020), nous vivons une forme de « souffrance temporelle » qui aggrave l’incapacité collective à se projeter au-delà de l’immédiateté. Spécialiste du rapport des civilisations au temps, l’historien observe aussi l’émergence de nouveaux comportements individuels face aux maux liés à ce « présentisme ».
En quoi la crise sanitaire a-t-elle perturbé notre rapport au temps ?
Le confinement de début 2020 qui intervient à l’échelle mondiale nous a fait entrer dans un temps absolument singulier dont personne n’avait l’expérience. C’est un moment d’intense désorientation : le temps est suspendu, il n’y a plus que du présent, et ce présent n’en finit pas. Avoir l’impression de vivre sans cesse la même journée, c’est quand même compliqué. (...)
Avec ce temps suspendu, inédit, on retrouve probablement ce que les gens ont pu ressentir pendant des périodes de guerre, en particulier lors de la première guerre mondiale. Avec une espèce de fatigue épouvantable liée au fait d’espérer sans cesse le bout du tunnel sans pour autant en apercevoir l’issue. (...)
L’obsession du just in time est la traduction de ce présentisme qui s’étend à tous les domaines de la vie. La crise due au Covid-19 a eu des effets ambivalents. Elle a consacré le triomphe des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) qui, dans ce temps suspendu, permettaient à l’individu connecté d’avoir accès à tout, instantanément. Dans le même temps, la situation sanitaire a poussé à la remise en question de la dictature du présent en créant une forme d’enfermement difficile à supporter. Vivre en permanence sous le coup de l’urgence est générateur d’angoisse et de stress.
L’urgence, c’est le maître-mot ?
Depuis deux ans, on n’en a jamais autant parlé, comme s’il s’agissait du seul horizon envisageable. On ne peut plus penser autrement une situation qu’à travers le concept d’urgence. Ce qui pose de redoutables problèmes car si tout est urgent, alors rien ne l’est. Il devient impossible d’opérer une hiérarchie.
La problématique du réchauffement climatique s’est trouvée posée à travers ce prisme de l’urgence, autrement dit, du présentisme. Or, une telle question ne peut se régler en quelques clics. (...)
Quand Greta Thunberg dit « vous nous privez d’avenir », c’est un comportement présentiste, car cette phrase sous-entend que du jour au lendemain on pourrait lui rendre cet avenir.