
Avant elle, les lynchages dans le sud des États-Unis étaient perçus comme des faits divers. Ses méthodes d’enquête lui ont permis de développer une analyse systémique encore pertinente aujourd’hui.
Le 17 juillet 1967, dans un hôpital de New York, John Coltrane, peut-être le génie ultime de l’histoire du jazz, rendait son dernier souffle, à tout juste 40 ans. Bien qu’il ait réussi à décrocher de la dope, trouvé la voie de son éveil artistique, épousé Alice et fondé un foyer stable, il avait fini par payer les addictions de sa jeunesse. (...)
Rosa Parks avant l’heure
Icône précoce du mouvement pour les droits civiques, Ida fut également la première Afro-Américaine journaliste d’investigation. Surtout, elle avait un sacré caractère d’emmerdeuse, qui lui permit très tôt de tenir ferme sur ses convictions.
Ida B. Wells était pourtant née esclave à Holly Springs, une petite ville de Caroline du Nord, en juillet 1862 –quelques mois seulement avant la proclamation d’émancipation du 1er janvier 1863.
À la vérité, un·e vrai·e fan de jazz aime aussi forcément le blues, le gospel, le negro spiritual, jusqu’aux chants primitifs qui montaient des champs de coton et, encore plus loin, aux rythmes vaudous arrivés des comptoirs négriers de Ouidah, sur le littoral du Bénin. (...)
En mai 1884, la guerre de Sécession est finie depuis vingt ans, la communauté noire commence à développer ses propres écoles, commerces et journaux. L’ancienne caste blanche n’est pourtant pas revenue de ses privilèges perdus sur ce qui fut sa propriété. La violence règne dans les États du Sud.
Un jour, Ida achète un billet de première classe dans le wagon ladies pour faire le trajet de Memphis, où elle vit désormais, à Nashville, où elle suit des études à la Fisk University. Le conducteur du train lui demande de laisser sa place à une femme blanche et de s’installer en seconde classe, déjà bondée. Elle refuse. Trois hommes la jettent hors du train ; elle en mord un à la main pendant la bagarre.
À 22 ans, et soixante-et-onze ans avant que Rosa Parks ne soit condamnée à une amende de 15 dollars pour n’avoir pas cédé son siège dans le bus à un homme blanc, Ida B. Wells porte plainte contre la compagnie ferroviaire. Elle gagne en première instance et obtient 500 dollars de réparations, mais en 1887, la Cour suprême du Tennessee casse le premier jugement et lui ordonne de rendre l’argent.
Qu’importe, c’est le début de son engagement. Avec l’article, très remarqué, qu’elle écrit dans un journal paroissial noir pour raconter l’incident, elle a déjà entamé sa carrière d’éditorialiste. (...)
De témoin à journaliste de terrain
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En utilisant les techniques du journalisme d’investigation, elle se lance dans une vaste enquête sur les lynchages.
Lorsque l’un d’eux a lieu, elle va sur place, interroge les témoins, retrace la vie et le parcours des protagonistes. Voyager seule dans certains États où la loi est celle du Ku Klux Klan, qui commet crimes et ratonnades au vu et su de tout le monde, soulève d’évidents problèmes de sécurité pour une femme afro-américaine. Cela n’arrête pas Ida B. Wells.
Elle publie une tribune où elle affirme que la majorité des accusations de viol envers les Noirs sont des mensonges.
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Bien lui en a pris : alors qu’elle est en déplacement à Chicago, les bureaux de son journal sont saccagés et brûlés par une meute en furie. On la prévient que rentrer serait trop risqué. C’est donc depuis la capitale de l’Illinois qu’elle poursuivra son entreprise. (...)
Au service de la lutte pour les minorités (...)
La tradition morbide des lynchages durera des décennies. Pourtant, dès octobre 1892, Ida B. Wells en avait proposé une étude systémique et une critique implacable, grâce à ses méthodes d’investigation.
Dans un premier petit ouvrage publié en octobre 1892, Southern Horrors : Lynch Law in All Its Phases, elle commence à analyser la structure de ces évènements sauvages pour en dégager les invariants. La journaliste conclut que les motifs rapportés, basés sur le fantasme du Noir pervers sexuel et animal, masquent toujours des réalités bien prosaïques. (...)
Elle compile des statistiques exhaustives, inédites, qui lui permettent de dégager des concepts et des dynamiques structurelles pour proposer une analyse socio-économique complète des lynchages.
Loin d’être des châtiments publics envers des marginaux ou des désaxés, ils sont l’expression de la peur des anciens esclavagistes face à l’émergence d’une classe moyenne noire, qui fait du business, connaît pour la première fois la croissance et un nouveau confort matériel, qui accède à l’éducation et bouscule les hiérarchies de pouvoir.
Aujourd’hui encore, rares sont les historien·nes qui remettent en cause les conclusions d’Ida B. Wells.
The Red Record fait l’effet d’une bombe. La journaliste se fait remarquer auprès d’activistes féministes et progressistes ayant un pied au Royaume-Uni. Elle y sera invitée pour deux tournées, en 1893 et 1894, ce qui lui apporte une renommée inédite pour une Afro-Américaine.
William Penn Nixon, le propriétaire du Daily Inter Ocean, un journal blanc et républicain, lui demande pour son deuxième voyage outre-Atlantique d’écrire régulièrement dans ses colonnes. Ida B. Wells devient la première correspondante –est-ce encore utile de préciser noire ?– pour un média américain mainstream. (...)
Même si son mari et elle furent des partenaires dans les combats qui les animaient –fait des plus rares à l’époque–, elle n’était définitivement pas féministe. Elle se disait « progressiste ». (...)
cette personnalité bien trempée, perspicace et déterminée inventa l’enquête au service de la lutte pour les minorités, un siècle avant que le New York Times ou le Washington Post ne deviennent les étendards du journalisme d’investigation.
L’enseignement d’Ida B. Wells, qui forma d’excellents reporters pour prendre sa relève, est terriblement d’actualité. (...)