
Vous vous demandez peut-être qu’est-ce qui peut bien justifier qu’on risque notre vie pour venir jusqu’ici, pourquoi donc on entreprendrait un voyage aussi dangereux vers l’Europe ? Pourquoi « on ne resterait pas » au Soudan ou en Afrique ?
Les réfugiés soudanais font parler d’eux, en Europe en général et en France en particulier, parce que de nombreux Soudanais sont arrivés sur les territoires européens, dans les années 2014 à 2017 en passant par la Lybie, ou dans les années 2010-2013 en passant par la Grèce, ou venus par visa depuis le Soudan ou l’Egypte, et ce jusqu’aujourd’hui. Bien sûr, la grande majorité des Soudanais n’ont pas migré vers l’Europe mais ailleurs et partout dans le monde, comme au Moyen-Orient (Jordanie, Arabie Saoudite), en Afrique (Egypte, Tchad, Uganda), en Asie (Chine, Malaysie)... (...)
Au Soudan également il y a de nombreuses migrations internes et des déplacements, pour des raisons économiques, sécuritaires ou climatiques, vers la capitale Khartoum par exemple. Mais aujourd’hui on parlera spécifiquement de l’Europe de l’Ouest, parce que cet article est destiné aux Français qui nous lisent ; et pour comprendre les raisons qui poussent aujourd’hui les Soudanais vers l’Europe de l’Ouest, il faudrait déjà faire un retour historique.
1. La migration dans la culture et l’histoire soudanaise
La migration est une composante ancrée dans la culture soudanaise depuis toujours, qui se voit notamment par la quantité de chansons pour les voyageurs et sur la thématique du voyage (...)
Historiquement, l’administration coloniale britannique avait fait venir un certain nombre de Soudanais en Angleterre, afin notamment de former des fonctionnaires. Il y avait un type d’homme que l’on appelait « afandia » , le fonctionnaire ou le bureaucrate qui était allé faire ses études en Angleterre, qui vivait et s’habillait à l’occidentale, et ce mot a étendu sa signification à l’idée de « bourgeois » aujourd’hui. Ce type-là, c’est devenu peu à peu une figure de l’imaginaire populaire, et aussi des possibilités d’ascension et de reconnaissance sociale.
C’est d’ailleurs en raison de l’ancienne colonisation britannique, de ces premières vagues de migration ancrées dans l’imaginaire collectif, et du fait qu’une partie des Soudanais parlent anglais, que nombre d’entre eux souhaitent rejoindre l’Angleterre, mais à cause de la fermeture de la frontière, se sont retrouvés à Calais, puis ont été envoyés dans divers coins de France lors du démantèlement de la « jungle ».
Or les Soudanais d’aujourd’hui ont hérité d’un pays où il y a beaucoup de problèmes, une partie d’entre eux ayant été entraîné par la colonisation. L’administration coloniale a contribué à diviser le Soudan ethniquement, entre les habitants de Khartoum (les élites de l’administration anglo-égyptienne) et les habitants des régions vues comme « périphériques » ou même « arriérées », entre d’une part le Nord majoritairement arabo-musulman et d’autre part le Sud, et ces mêmes régions, majoritairement multilingues et multireligieuses (voir les travail de Mansour Khaled, historien soudanais, sur cette question). (...)
Bien sûr, l’immigration a toujours été toujours un chemin emprunté par beaucoup d’élites et des classes supérieures qui étudiaient ou travaillaient à l’étranger, mais pour les autres désormais, l’immigration constituait une possibilité de revanche sociale en dehors des catégories ethniques et géographiques dans lesquelles ils étaient enfermés au Soudan.
L’immigration a commencé très tôt, lorsque beaucoup sont partis en Iraq, au Koweït ou encore en Libye dans les années 60 et 70, soit pour des raisons économiques (comme en Iraq ou au Koweït), soit pour des raisons de sécurité (comme en Libye) pour fuir le régime du général Jafar Nimeiri qui est arrivé au pouvoir par un coup d’état. (...)
Ensuite le deuxième mouvement principal d’arrivée de migrants soudanais datait des années 1990, c’est-à-dire pour ceux qui fuyaient le régime d’Al-Bachir nouvellement en place. Ce mouvement concernait aussi des intellectuels de gauche et des communistes, mais aussi des catégories plus diverses, qui partaient vers l’Europe, surtout vers l’Angleterre et les Pays-Bas. Les Soudanais du Sud fuyant la guerre commençaient aussi à rejoindre l’Europe, l’Australie, et surtout (en majorité) les Etats-Unis.
A partir de l’année 2003, quand la guerre a commencé au Darfour, une nouvelle vague d’immigration est apparue mais cette fois initiée par les Darfouriens, qui fuyaient la guerre en migrant vers l’Europe, l’Égypte, la Jordanie, le Tchad, et la Libye. (...)
2. Les raisons
En 2010, puis en 2015-2016 et jusqu’à ce jour, une autre vague d’immigration a commencé vers l’Europe, et ici je peux essayer de parler des raisons qui poussent cette nouvelle génération à venir. Je ne parle pas en tant que spécialiste, plutôt en tant qu’exilé et militant soudanais, en tant qu’observateur intéressé et concerné par les questions d’immigration et d’asile. De par ma situation, je pense avoir quelques outils pour comprendre et expliquer.
Tout d’abord, il n’y a bien sûr jamais de raison unique qui pousse à quitter son pays, et à venir en Europe, ou ailleurs. Il y a des facteurs géographiques, des facteurs ethniques, et beaucoup de facteurs circonstanciels et personnels. Parmi cependant les raisons majeures :
Premièrement, la guerre (...)
Deuxièmement, la pauvreté (...)
Troisièmement, le racisme et les discriminations, contre plusieurs catégories de personnes en particulier :
– ceux qui vivent comme des « apatrides »..
Cela concerne par exemple ceux nés dans la région centrale du Soudan comme Al Jazeera et la région du Nil (...)
C’est un exemple de Soudanais qui n’ont pas de nationalité, pas d’identité administrativement et qui ne peuvent pas même prouver légalement qu’ils sont Soudanais.
C’est aussi le cas des Soudanais d’origine érythréenne par exemple, mais aussi de groupes à la frontière tchadienne, comme les Tama et les Haoussa, qui ne sont administrativement ni tchadiens ni soudanais, qui n’ont en fait pas de nationalité. C’est pourquoi beaucoup parmi eux ont pris le chemin d’exil dans l’espoir qu’ils trouveront un pays qui les reconnaîtra comme êtres humains.
– ceux qui sont des « éternels déplacés »...
Cela concerne de nombreux villages ou bidonvilles (kambo) aux abords des villes. (...)
- ceux qui sont victimes de racisme et de discriminations violentes dans les institutions et sur le marché du travail
Ceux-ci sont généralement discriminés à cause de leur couleur de peau (plus noire) et leur origines ethniques et géographiques. (...)
- les activistes politiques et défenseur/ses des droits de l’homme qui sont harcelés ou arrêtés par les services de sécurité soudanais (...)
3. En Europe et ailleurs
Mais alors la question que certains nous posent souvent, c’est : pourquoi l’Europe et pas ailleurs ?
En fait quand on parle de pourquoi l’Europe on est obligés de considérer cette question sous plusieurs angles pour éviter de tomber dans les généralités.
– concernant les personnes victimes des guerres et des conflits : ils ne peuvent pas rester au Soudan parce que la guerre continue toujours (voir notre article sur la situation récente au Darfour ici)…ceux qui ont survécu et ont fui ont souvent tout perdu dans leurs villages et ils ont fui vers les camps de réfugiés des villes les plus proches, dans lesquels les conditions sont extrêmement difficiles. Dans ces camps les rations qui leur sont distribuées sont insuffisantes pour les besoins des familles, il y a peu d’accès aux soins, et les milices viennent régulièrement aux camps, sans parler des maladies, de la faim, de la misère.. Qui sont autant de raisons réunies qui poussent ceux qui le peuvent à entreprendre un voyage vers l’Egypte ou le Libye, pour découvrir seulement que ce n’est pas mieux qu’au Soudan... Ils y sont victimes de trafic humain, trafic d’organes, d’enlèvements, esclavage et arrestation de la part des autorités. L’Europe reste, en comparaison, un endroit où ils se trouvent souvent mieux.
- les militants et activistes politiques : comme nous l’avons évoqué ci-dessus beaucoup d’activistes politiques ont fui le Soudan à cause de leurs activités contre le gouvernement et contre les groupes politiques (notamment islamistes) soutenus par le pouvoir. Certains sont certes partis dans les pays du Golfe ou en Egypte, mais cela s’est révélé dangereux car ces pays pouvaient les expulser ou les remettre aux services de sécurité soudanais n’importe quand. (...)
tant que les raisons pour lesquelles les Soudanais migrent seront encore d’actualité, et que ces personnes ne pourront assurer leur sécurité et une vie décente et digne chez eux, les Soudanais continueront de voyager dans des bateaux gonflables en fuyant leur désespoir et les mauvaises conditions humaines. En outre ils sont nombreux actuellement à ne pas pouvoir envoyer leurs enfants à l’école à cause de la pauvreté et du manque de sécurité. Il faut y ajouter la guerre et les violations des droits de l’homme, les problèmes sociaux justifiés politiquement et religieusement, comme le mariage forcé, l’excision, etc… (...)
Comme nous l’avons vu, l’immigration des Soudanais est donc un choix face à certains problèmes, un choix qui s’inscrit dans la continuité historique, depuis le siècle dernier. D’autres auront fait d’autres choix. Quoi qu’il en soit, ces problèmes et d’autres motivent les Soudanais à aller vers l’Europe en cherchant des solutions pour eux et pour leur famille. Pour certains d’entre eux, la situation s’améliore. Mais pour d’autres, les problèmes continuent parce que les institutions d’asile ne croient pas à leurs récits ou ne croient pas à leurs origines ethniques ; certains n’arrivent pas à avoir des papiers ou un logement... Et se trouvent sans solution.