
Le biologiste François Taddei a créé en 2006 un centre de recherches interdisciplinaires censément plus « agile » que l’université, qui a capté d’importants fonds publics et privés. Réorienté aujourd’hui vers les « sciences de l’apprendre » et converti au conseil, il s’attire de plus en plus de critiques.
Des dizaines et des dizaines d’articles de presse souvent dithyrambiques ont accompagné la jeune histoire du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI), créé en 2006 et devenu en 2021 le Learning Planet Institute (LPI).
L’aura et l’entregent de son président, le chercheur en biologie François Taddei, rattaché à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), ne sont pas pour rien dans le succès de cet objet atypique pour l’université française : installé en plein cœur de Paris, il a été financé massivement par la Fondation Bettencourt-Schueller, mais aussi par d’importants financements publics.
Le lieu, qui compte 85 salarié·es, est cependant vivement critiqué en interne pour son récent virage stratégique faisant la part belle au privé, la fermeture de sa licence publique au profit d’un bachelor payant, et la réorientation assez nébuleuse de sa recherche interdisciplinaire au profit des « transitions » et des « sciences de l’apprendre », sans véritable assise scientifique sur la question. (...)
« On souhaitait aider des étudiants à faire des choses qu’ils ne peuvent pas faire ailleurs, mêler les sujets, lever les barrières », explique aujourd’hui le chercheur. (...)
« Il a fallu se battre contre tout le monde pour créer une école qui n’était rattachée à aucun laboratoire de recherche en particulier, se souvient Olivier Brault, membre du conseil d’administration et directeur de la Fondation Bettencourt-Schueller. On a dû accompagner François Taddei jusqu’à Matignon pour obtenir que cela figure dans un décret ! »
Les résultats, dans le champ de la biologie synthétique notamment (qui consiste à inventer de nouveaux composants biologiques de synthèse, inspirés du monde vivant), arrivent très vite et sont couronnés de succès, y compris à l’international.
La fondation décide alors d’accélérer, en finançant un cursus public complet, sous la tutelle universitaire de l’université Paris-Cité, de la licence au master et jusqu’au doctorat. Elle paye ensuite la rénovation et l’avance de loyer d’un hôtel particulier mis à disposition par la Ville de Paris, dans le chic quartier du Marais.
Plus de 100 millions d’euros de la Fondation Bettencourt-Schueller
Au total, la somme colossale de 106 millions d’euros a été mise sur la table par la fondation, courant jusqu’à fin 2024, pour des locaux et des conditions de travail très éloignés des standards de l’université française, notoirement paupérisée. (...)
Les activités et les champs du CRI s’étendent en effet rapidement, aussi vite que l’esprit de son fondateur – qui se qualifie lui-même de « chief exploration officer » – galope. De la biologie, on passe à l’intelligence artificielle et aux « interfaces » entre les mondes économiques, numériques et universitaires.
Les institutions suivent. Outre les salaires des enseignant·es-chercheur·es, pris en charge par les différentes universités et institutions publiques partenaires, le CRI touche 6,5 millions d’euros de l’Agence nationale de la recherche en 2011, dans le cadre des investissements d’avenir. En 2017, quand l’agence veut tester le modèle anglo-saxon des « graduate schools », le CRI empoche à nouveau 9,4 millions d’euros dans un nouvel appel à projets.
Pour François Taddei, la biologie était « un terrain d’application », qui a permis de voir éclore plusieurs thèses et recherches, par exemple sur de nouveaux antibiotiques et antiviraux, sur la compréhension des systèmes immunitaires des bactéries ou sur la mise en œuvre de solutions médicales, comme des machines de dialyse, en licence ouverte. (...)
Mais rapidement, les sciences du vivant se trouvent réduites à la portion congrue des recherches du CRI. Et nombre de salarié·es et de chercheurs et chercheuses s’inquiètent. Comment conserver une véritable rigueur et intégrité scientifique, une unité de recherche, et donc un parcours universitaire cohérent sur des concepts aussi larges que ceux défendus par le fondateur ? L’adoption du nom « Learning Planet Institute » et le changement de stratégie, annoncés lors d’un séminaire en 2021, achèvent de mettre le feu aux poudres en interne. (...)
L’institution invite ses membres à devenir « Planetizens, des citoyen·nes de la planète », un terme mis en avant par François Taddei dans un récent manifeste. (...)
Fin de la licence publique
Le sentiment de gâchis se double d’une forte amertume sur une forme de verticalité dans l’exercice du pouvoir, explique un ancien membre du comité de direction : « Il y a une culture de l’agilité ou de la transgression, une volonté de ne pas tomber dans les lourdeurs administratives classiques. Mais il y a aussi une forme d’ambiguïté : c’est hyper fermé. »
Le changement de stratégie s’accompagne d’une transformation de l’offre de formation. La licence publique sur les « frontières du vivant » va s’éteindre corps et biens à l’issue de sa dernière promotion l’an prochain, sans que l’université Paris-Cité souhaite récupérer le projet.
« C’est extrêmement rare qu’une licence ferme ainsi, considère son directeur Antoine Taly, chercheur en biochimie rattaché au CNRS, qui s’apprête à quitter le LPI. Les cours étaient payés par l’université partenaire, le budget Bettencourt utilisé pour le surplus : la semaine d’introduction qui se faisait en province ou à l’étranger, le financement de certains projets pédagogiques… Quand Bettencourt coupe les vivres, les moyens disparaissent. »
« C’est la réalité économique qui nous a obligés à ces choix, convient François Taddei. Je ne les regrette pas, car les besoins planétaires et sociétaux ont eux aussi évolué. » (...)
« François Taddei est persuadé qu’il peut créer à l’université des promotions de Greta Thunberg, c’est insensé, s’alarme une étudiante. Ils ne savent plus quoi faire pour financer l’institution au lieu d’honorer le lieu et la façon dont il a été conçu au départ. »
En 2021, les étudiant·es avaient déjà fait part de leur profond mécontentement, oralement et par le biais d’un questionnaire, avant même l’annonce officielle de la disparition de la licence. « Pour nous calmer, on nous a proposé de participer à des ateliers basés sur une philosophie japonaise, l’“ikigai”, qu’adore Taddei », se souvient avec amertume l’un d’eux.
Des inquiétudes subsistent également autour du master, qui pourrait être « re-designé » ou assorti d’un « executive master », là encore payant (...)
Une activité de conseil aux collectivités et aux entreprises, pour les rendre « plus apprenantes », a également été mise en place, avec comme dernière réalisation l’accompagnement du service militaire adapté en outre-mer. Le LPI loue encore ses salles de cours et son bel amphithéâtre, vend des logiciels à des universités partenaires, héberge des start-up en incubation, accueille Bill Gates de passage à Paris pour promouvoir son dernier livre…
Dans cette palette hétéroclite d’activités, la place de la recherche ne cesse d’interroger. Avec l’arrêt du financement Bettencourt fin 2024, toute la partie biologie, dirigée par Ariel Lindner, longtemps vitrine du LPI, va quitter les lieux en 2025 pour s’installer sur le campus de Jussieu. Les laboratoires de sciences, construits à grands frais il y a six ans, vont être détruits. (...)