
La formule a été tant rabâchée qu’on pourrait la croire fondée sur le bon sens géométrique : dans un cercle comme en politique, les extrêmes se rejoignent. Depuis la Révolution française, ce pseudo-théorème sert d’arme de disqualification massive, dont la liste des victimes ne cesse de s’étendre.
Un petit jeu très prisé dans le débat politique contemporain consiste à identifier un point commun entre deux individus ou deux courants opposés pour les renvoyer dos à dos et les condamner d’un même élan. La France insoumise et le Rassemblement national (RN, ex-Front national) critiquent tous deux les traités européens ? C’est la preuve que les extrêmes se rejoignent. Ils soutiennent tous deux le mouvement des « gilets jaunes » ? Encore un signe d’une alliance objective. (...)
Destinée à disqualifier des adversaires politiques, cette stratégie revenant à assimiler l’eau et le feu a une longue histoire.
Les « extrêmes » n’ont jamais eu bonne presse. Sans remonter jusqu’à l’Antiquité, quand Aristote vantait les bienfaits du « juste milieu », cet « équilibre entre deux extrêmes », le mot a longtemps servi à condamner des tempéraments, des comportements jugés excessifs. (...)
Avec la Révolution française, ce thème quitte le terrain de la morale pour gagner celui de la politique. En août 1789, l’Assemblée nationale fraîchement instituée doit se prononcer sur le droit de veto royal : le roi peut-il bloquer une loi décidée par l’Assemblée ? À gauche dans l’Hémicycle, les partisans de la république s’y opposent ; à droite, les défenseurs de la monarchie constitutionnelle y sont favorables. À cette nouvelle division une autre s’ajoute bientôt. À partir de 1791, on commence à évoquer l’« extrémité de la partie gauche » et l’« extrémité de la partie droite », notamment pour suggérer que ces deux bords pourraient se rejoindre. (...)
Dans les vingt années qui suivent la Révolution s’élaborent ainsi les ingrédients qui composent depuis plus de deux siècles le thème de la « convergence des extrêmes », utilisé afin de discréditer tout projet de transformation sociale : avec leurs propositions démagogiques et irréalistes, les « extrémistes » de tous bords fragiliseraient la communauté politique et entraîneraient le pays sur une pente dangereuse. Il convient donc d’éclairer le peuple pour le guider vers la seule voie raisonnable, celle de la modération. (...)
Ainsi, à l’image de celui de Napoléon, la plupart des régimes qui suivent la Révolution se réclament du juste milieu, de la tempérance. Désireux de réconcilier les bourgeoisies de gauche et de droite, Louis-Philippe expose en janvier 1831, dans une phrase restée célèbre, la position de son gouvernement : « Nous chercherons à nous tenir dans un juste milieu, également éloignés des excès du pouvoir populaire et des abus du pouvoir royal. » (...)
La chute du Second Empire, en 1870, déplace le centre de gravité politique, mais ne modifie guère le fond du discours. (...)
Avant le déclenchement de la première guerre mondiale, Le Radical, principal organe du parti, ne cesse de renvoyer dos à dos bellicistes et pacifistes. (...)
En 2015-2016, l’Institut d’études politiques de Paris proposait par exemple à ses étudiants un cours intitulé « Penser la politique dans ses extrêmes ». Son objectif ? « Mieux appréhender l’extrémisme de droite et de gauche », afin de « dégager les dimensions communes aux extrémismes ». Dans la deuxième partie du cours, intitulée « Les points de convergence », une séance s’attarde sur le thème « Complot et vision antagonique du monde » : il s’agit de comparer des textes de M. Jean-Marie Le Pen et de Lutte ouvrière. Une autre se penche sur « l’europhobie et l’antimondialisation » supposément communes aux extrêmes. Ce type d’enseignement s’inscrit dans la droite ligne de la thèse chère au politologue Pascal Perrineau — mais contestée dans le monde universitaire — du « gaucho-lepénisme », selon laquelle les anciens électeurs communistes, principalement définis par leur absence de ressources économiques et culturelles, seraient spontanément séduits par la simplicité du discours frontiste et nourriraient donc l’essor du FN. (...)
Depuis une vingtaine d’années, l’idée que les extrêmes se rejoignent a fini par s’imposer comme un lieu commun, accommodé à toutes les sauces, de la vie politique française. (...)
Puis arrive le référendum sur le traité constitutionnel européen (TCE) de 2005. Un éditorial du Monde ne voit dans la victoire du « non » rien d’autre que le triomphe d’un « immense front du refus » composé de votes « égaillés entre extrême droite, extrême gauche et abstention ». Refuser le TCE, estime Mme Martine Aubry, alors secrétaire nationale du Parti socialiste, c’est non seulement afficher son « populisme », mais surtout prendre le risque de nourrir « ce qui a conduit l’Italie d’autrefois à ce que l’on sait » (9). Forme contemporaine de l’accusation de convergence des extrêmes, l’étiquette du « populisme » est aujourd’hui apposée à tous les phénomènes dépassant le spectre restreint des options politiques jugées convenables : La France insoumise, le RN, mais aussi le mouvement des « gilets jaunes », le Brexit, MM. Donald Trump et Bernie Sanders, la coalition gouvernementale italienne (...)
Perrineau accuse désormais de « national-populisme » tous ceux qui critiquent l’Union européenne. Selon l’analyse prisée par les médias, le clivage entre la droite et la gauche serait en passe de laisser place à une nouvelle division entre partisans et adversaires de l’Union, entre « libéraux » et « illibéraux », entre les défenseurs de « sociétés ouvertes » et ceux qui prôneraient la « fermeture ». Il y a quatre ans, M. Alain Juppé, mentor du premier ministre français actuel Édouard Philippe, annonçait déjà le projet, national mais aussi européen, qui allait devenir celui du président de la République : « Il faudra peut-être songer un jour à couper les deux bouts de l’omelette pour que les gens raisonnables gouvernent ensemble et laissent de côté les deux extrêmes, de droite comme de gauche, qui n’ont rien compris au monde (11). » (...)
Sauf que, au petit jeu des rapprochements, on pourrait également trouver bien des points communs entre les « libéraux » Angela Merkel et Emmanuel Macron et les « illibéraux » Matteo Salvini et Viktor Orbán : tous célèbrent la propriété privée et la classe moyenne, rêvent de diminuer impôts et cotisations sociales, d’« assouplir » le droit du travail, de contrôler les « assistés » ou encore d’encadrer davantage le droit de grève. Mais l’idée de pointer ces similitudes n’est pas très courante dans les discours officiels et dans les médias. Et elle ne fait pas l’objet d’un cours à Sciences Po.