
Après 2009 et 2012, c’est la troisième fois en cinq ans, et déjà la plus meurtrière, que la bande de Gaza est ensanglantée par l’armée israélienne tandis que le territoire d’Israël essuie les roquettes du Hamas. A ce niveau, l’histoire ne bégaie plus, elle fait système et c’est ce système qu’il faut essayer de comprendre.
On est même quatre fois sommé sinon de le comprendre pour de bon et totalement (qui le peut ?), du moins de le penser, de l’interroger et de trancher entre des hypothèses. D’abord parce que se contenter d’appeler à un cessez-le-feu au plus vite, pour préserver une population prise en étau dans une guerre entre deux méchants (le Hamas et la droite israélienne), relève aujourd’hui d’un humanitarisme respectable mais aveugle : un simple cessez-le-feu pour quoi faire ? survivre jusqu’à la reprise des hostilités en 2015 puis en 2018, puis en 2020, etc. ? Ensuite parce que ce conflit est, qu’on le déplore ou non, un point nodal des rapports entre Orient et Occident comme entre Nord et Sud qui a des effets directs et de plus en plus nocifs sur nos propres sociétés. Ensuite encore parce que l’actuel Président de la République a pour la première fois depuis 1956 pris explicitement le parti de soutenir la position israélienne au lieu d’essayer de chercher une neutralité conciliatrice suivant la tradition diplomatique française. Enfin parce qu’il est peut-être temps d’en finir avec l’indifférence résignée ou intéressée qui a recouvert le conflit, à part chez les pro-palestiniens et les pro-israéliens d’avance convaincus, depuis la seconde Intifada et l’arrêt du processus de paix qui aurait dû conduire, au moins présomptivement, à l’institution d’un véritable Etat palestinien.
Comprendre ce nouveau système exige d’abord de se débarrasser des images toutes faites qui empêchent de le voir. Est-ce là une guerre ? Le gouvernement israélien aimerait le faire croire : guerre défensive pour lutter contre roquettes, missiles et tunnels provenant de Gaza. Le Hamas aimerait tout autant le faire croire tant il a besoin de héros et de prouver sa force. Mais ce n’est pas une guerre, pas même une guerre asymétrique qui supposerait que la supériorité technologique d’un camp soit compensée par la supériorité dans la connaissance du terrain et de la population de l’autre camp. C’est une opération de police de très vaste ampleur autour de l’immense prison à ciel ouvert qu’est devenue Gaza — affreux mélange de bantoustans sud-africains et de films de science-fiction (entre New York 1997 et Starshiptrooper)— depuis la mise en place du blocus israélien puis égyptien.
Est-ce alors un massacre ou une série de massacres ? Pas davantage. Depuis 2009, l’armée israélienne a changé ses protocoles d’engagement : elle hésite moins à tuer des civils pour atteindre telle ou telle cible privilégiée, elle peut rechercher les finalités mêmes des massacres (punition et terreur), mais elle ne semble pas avoir commandité en tant que tel le meurtre aveugle d’une fraction non-négligeable de la population gazaouie. Apparemment à l’opposé, le Hamas lance sciemment et à l’aveugle des roquettes et des missiles sur la population civile israélienne, mais le nombre de morts qu’ils occasionnent est bien trop faible pour qu’on puisse là encore parler de massacres. Ce qui est vrai c’est qu’Israël fonde aujourd’hui sa sécurité et le Hamas sa politique de reconquête sur la mort chronique de milliers de palestiniens et de dizaines d’israéliens, sans même parler des dizaines de milliers de blessés, de traumatisés, d’âmes détruites.
Débarrassons-nous enfin des images hégéliano-religieuses de tragédies et de farces. Ce qui se passe à Gaza est une horreur politique voulue par un certain nombre de protagonistes qui ne sont soumis à aucun destin ni à aucune faute tragique, qui ne sont pas des héros et qui se gardent bien de toute démesure (d’où la chronicité dans l’horreur) — on est au plus loin de toute tragédie. Et c’est encore moins une farce, fut-elle sanglante (...)
Alors de quoi s’agit-il dans un tel système ? De la monstrueuse accélération d’une course à l’abîme commencée il y a 47 ans avec l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza et poursuivie année après année par la colonisation continue de la Cisjordanie et l’emprisonnement progressif de Gaza. Or c’est là où le parallèle entre le gouvernement israélien et le gouvernement du Hamas s’arrête. Car une telle accélération a fait complètement basculer le poids de l’ambiguïté. (...)
On ne peut à court terme que soutenir toutes les formes de pression pacifique sur Israël (condamnations, sanctions, boycotts, etc.) et à long terme rêver encore d’un Etat qui ne soit ni juif, ni islamique, mais proprement palestinien, c’est-à-dire territorial. Ce n’est là évidemment qu’un rêve improbable mais qui le sera de moins en moins plus on s’approchera de l’abîme, c’est-à-dire de la seule alternative qu’offre un jour ou l’autre toute situation d’occupation et d’enfermement violents — l’extermination pure et simple des Palestiniens ou leur absorption dans Israël, c’est-à-dire de facto la fin d’un Etat « juif ». A maints égards, c’est la seule consolation des courses à l’abîme : tant qu’on y court on peut encore se dire qu’on ne l’a pas atteinte et qu’avant la chute un ultime sursaut venu de l’intérieur ou de l’extérieur est encore possible.