
« Camp décolonial » pour débattre du racisme sans les « non concernés », « indigènes de la République » en quête d’autonomie face à la « gauche blanche » : autant de termes qui clivent fortement la lutte antiraciste. D’un côté, les mouvements historiques et institutionnels, LDH, Mrap ou SOS-Racisme, donnent à leur combat une portée universaliste. De l’autre, une nouvelle génération d’acteurs, plus radicaux, issus des groupes racisés et où se trouvent une grande partie de femmes. Les premiers reprochent aux seconds de tout ethniciser, les seconds les accusent de ne pas représenter celles et ceux qui subissent le racisme au quotidien. Pourquoi de telles divisions ? Peuvent-ils dépasser leurs divergences ? Basta ! leur a posé la question.
(...) Pourquoi ces discriminations se perpétuent-elles aussi fortement alors que le droit est censé pénaliser toute discrimination à raison de la race, la religion, l’ethnie ou la nation ? « Les pratiques de testing et les études sur les discriminations font exister une réalité invisible dans l’espace public d’un point de vue statistique. Mais pour passer du constat à la lutte contre les causes du problème, il y a une grande difficulté », constate le politologue Abdellali Hajjat, maître de conférences à l’université de Nanterre.
Les campagnes de sensibilisation, par exemple, « renvoient uniquement au racisme de la société civile. Or, les élites politiques véhiculent elles-aussi des discours racistes. Dans ces campagnes, le racisme est pointé comme un fait individuel, moral. Cette posture passe pourtant à côté de la réalité : le racisme est un fait structurel », estime le politologue. Constat similaire du côté de Patrick Simon, socio-démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « En France, on ne considère pas que les discriminations proviennent d’un système. On accuse des acteurs malfaisants d’en être responsables, et qu’il faut rééduquer. » Face à cette redoutable permanence de l’ordre des choses, une nouvelle génération de luttes antiracistes est apparue en France. Cette génération adopte de nouveaux modes d’action et un nouveau vocabulaire – dissociant la « gauche blanche », « non concernée » par le racisme et les « racisés » – qui suscitent bien des débats.
De la Marche pour la dignité au Camp décolonial (...)
Les quatre acteurs « historiques » de la lutte contre le racisme sont la Ligue des droits de l’Homme (LDH, créée en 1898 au moment de « l’affaire Dreyfus »), la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme (Licra, créée en 1927 face à la montée de l’antisémitisme et des pogroms en Europe), le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap, créé en 1949 par d’anciens résistants et déportés), puis SOS Racisme (fondé en 1984 par des membres et proches du Parti socialiste, à la suite de la Marche pour l’égalité). « L’antiracisme est devenu la norme depuis la Seconde guerre mondiale et le génocide des juifs », relève Nonna Mayer, chercheuse au CNRS. « Cela ne veut pas dire qu’on ne discrimine pas au quotidien mais on sait que le racisme, c’est mal. Des personnes qui n’ont pas le sentiment d’être racistes l’habillent derrière des valeurs égalitaires, féministes ou laïques. Ceux qui n’aiment pas les juifs n’aiment pas non plus les musulmans, les noirs, les Roms – le groupe le plus rejeté », prévient-elle.
Ces quatre structures sont aujourd’hui confrontées à l’émergence de nouvelles figures, issues des luttes de terrain. Parmi elles, certaines polarisent les débats : Sihame Assbague, 30 ans, qui se présente comme une militante antiraciste et très active sur les réseaux sociaux ; Fania Noël, 29 ans, « militante afro-féministe marxiste », et surtout Houria Bouteldja, 43 ans, du Parti des indigènes de la République (PIR), lancé en 2005. (...)
« Dès que les opprimés s’organisent, il y a une offensive du pouvoir qui a peur de l’autonomie et de l’organisation politique des descendants de l’immigration post-coloniale, commente Abdellali Hajjat. Après la Marche de 1983, l’un des organisateurs, Toumi Djaïdja a été mis en prison pour une affaire à laquelle il n’était pas lié ». « Les dominants ignorent leur statut. Ils ne veulent pas assumer le bénéfice de leur domination et les privilèges qui en découlent, ajoute Patrick Simon. Ici, il y a un rappel à l’ordre avec la réaffirmation des privilèges de la majorité ’’française’’ et blanche ».
Si ces nouveaux acteurs ont émergé et proposent des modes d’action plus radicaux, c’est d’abord parce que leur analyse diffère de celle des acteurs historiques de l’antiracisme. (...)
Houria Bouteldja, Sihame Assbague et Fania Noël dénoncent un « racisme d’État ». « Le racisme est un fait structurel, on ne s’attaque pas à des idées ou à des individus », estime la co-fondatrice du PIR. Pour Sihame Assbague et Fania Noël, l’antiracisme doit se construire « en autonomie vis-à-vis du pouvoir ».
SOS Racisme : « Ce contentieux historique indépassable »
Une autre différence distingue les associations antiracistes historiques et les nouveaux mouvements : à la question « avez-vous déjà vécu le racisme à titre personnel ? », les représentants de ces organisations répondent, étonnés, « non ». Pour les autres, subir régulièrement diverses formes de racisme semble être d’une évidente banalité. (...)
Aucune des trois militantes n’a ainsi envisagé de rejoindre SOS Racisme, l’association la plus récente. « Jamais », tranche Houria Bouteldja. « Nous n’avons aucune relation avec eux », indique Sihame Assbague. « Ils défendent leurs intérêts et gagnent de l’argent sur ce que nous subissons », juge Fania Noël, faisant allusion aux subventions perçues par ces associations. La Dilcra a été dotée par le Premier ministre d’un budget de 100 millions d’euros sur trois ans pour mener sa mission, quand des initiatives portées par les personnes concernées ne reçoivent aucun soutien des pouvoirs publics. « SOS Racisme est dénoncé comme le fossoyeur des marches de 1983 et 1984 et le résultat d’une OPA du Parti socialiste sur des mouvements qui émergeaient dans les banlieues. Ce contentieux historique est indépassable », analyse Patrick Simon. (...)
« La première opposition majeure entre associations antiracistes s’est produite sur le conflit israëlo-palestinien. Puis la mobilisation contre l’antisémitisme a clivé l’antiracisme, à mesure que les jeunes arabes en ont été rendus responsables, » rappelle Patrick Simon.
Comment les organisations antiracistes historiques appréhendent-elles ces nouveaux débats ? Pour Pierre Tartakowsky, 64 ans, président de la LDH de 2011 à 2015, « la gauche classique a un temps de retard. Notre lecture des débats sur le racisme, de même que sur la laïcité, n’a pas été complète. L’antisémitisme et l’islamophobie sont les deux faces d’une même pièce. La position de la gauche radicale, c’est souvent que les questions de racisme se règleront d’elles-mêmes quand on aura réglé la question sociale. » (...)
« Nous avons des difficultés autour du concept de classe raciale, qui nous semble extrêmement dangereux parce qu’il détourne des rapports économiques de classe », confirme Augustin Grosdoy, 70 ans, co-président national du Mrap depuis une vingtaine d’année. (...)
Pour Pierre Tartakowsky, ces divisons sont aussi une conséquence de la situation même de la gauche : « Une partie de la gauche et des Républicains porte la tendance xénophobe en l’habillant d’une pseudo-laïcité d’exclusion. Le camp antiraciste est lui-même traversé par ces courants d’idées. »
Laïcité, islamophobie, non-mixité : des questions clivantes (...)