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Francis Hallé : « Se libérer du règne de la mesure et renouer avec la sensibilité »
Spécialiste des forêts tropicales, Francis Hallé est connu internationalement pour être le co-inventeur du Radeau des cimes, une ingénieuse nacelle qui permet d’étudier la canopée des forêts. Luc Jacquet lui a consacré un film en 2013 Il était une forêt. Il a reçu Reporterre à Montpellier (Hérault), où il habite.
Article mis en ligne le 18 août 2021
dernière modification le 17 août 2021

« On ne défend bien que ce que l’on a appris à aimer », assure le botaniste Francis Hallé, qui vient de fêter ses 83 ans. À l’ombre d’un grand chêne, celui qui n’a cessé de se battre pour la défense des forêts nous a parlé de beauté et d’émerveillement. Au loin, on entendait le cri de la huppe fasciée, tout juste revenue d’Afrique.

Reporterre — Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans les arbres ?

Francis Hallé — Il y a dans leur rapport au temps quelque chose de fabuleux. Quand je regarde un arbre, aujourd’hui, je me dis que c’est un spectacle que j’aurais pu observer au Crétacé. Tout s’est métamorphosé autour. Les paysages se sont transformés, l’homme est apparu, des villes ont poussé, mais les arbres, eux, demeurent. Rien n’a changé depuis leurs origines, soit il y a plus de cent millions d’années. Ils sont immuables, quasi éternels. Grâce à eux, j’ai appris à voir le monde différemment. Quand je grimpe sur l’un d’entre eux et que je me perche à sa cime, l’horizon me semble plus vaste, je vois plus loin, je respire.

Je me souviens d’une rencontre avec un forestier aux États-Unis. Il m’avait montré un séquoia exceptionnel qu’il avait baptisé « le Parthénon ». L’arbre avait trois mille ans. Il était plus vieux que le berceau de notre démocratie. Il contenait dans sa durée de vie toute la civilisation gréco-romaine.

Comment est né votre attrait pour les arbres ?

Dès l’enfance. (...)

Quelle place donnez-vous à la beauté dans votre travail ?

Elle est essentielle. Et je constate que l’émerveillement, à mesure que les années passent, prend de plus en plus d’importance. J’en suis à prétendre que la beauté devrait faire partie intégrante de la biologie et de l’écologie ! Malheureusement, dans le milieu académique, on n’en tient absolument pas compte. (...)

Avec le recul, je leur en veux terriblement. Ces abrutis m’ont fait perdre un temps fou ! Il faut des années pour se débarrasser des schémas et des dogmes que l’on vous a enseignés. Les Anglais ont été plus malins que nous. Ils ont montré qu’en biologie la beauté avait un sens précis : elle prouve que l’évolution et la phylogenèse ont bien fonctionné. (...)

J’ai souvent été en colère. Je me souviens particulièrement d’une altercation avec un autre chercheur qui me disait que la beauté n’était pas mesurable. Je lui avais répondu : « Et ton intelligence, tu crois qu’elle l’est ? » C’est quand même une vraie question : pourquoi la science se résumerait à ce qui est mesurable ? Qui a décidé de ça ? (...)

Pour ma part, je crois que c’est le dessin qui m’a sauvé. Il exige une attention, un regard, de l’imagination. Ça a été une méthode très efficace pour me débarrasser de l’approche réductrice de certains scientifiques. (...)

je suis très heureux de voir que de plus en plus de scientifiques expriment, maintenant, leur sensibilité. C’est un des côtés enthousiasmants de notre époque. La science et l’art tentent de se rapprocher. On cherche nos points de rencontres plutôt que nos différences. Ce n’était pas le cas il y a vingt ans. (...)

On ne peut pas être écologiste en restant enfermé dans son bureau ! Cultiver une relation intime avec le milieu naturel est essentiel. On ne défend bien que ce que l’on a appris à aimer. L’attention aux êtres vivants se pratique, l’émerveillement est un art qui s’aiguise. (...)

Quel est votre sentiment devant l’engouement actuel pour les arbres ?

J’en suis très heureux. Cela faisait longtemps que j’attendais ce mouvement. Par contre, je n’arrive toujours pas à savoir d’où il vient et comment il est apparu. (...)

Il y a trente ans quand je faisais une conférence sur les arbres, ça n’intéressait pas grand monde. Maintenant, les salles sont pleines, le public est très intéressé et me pose énormément de questions. (...)

Qu’est-ce qui a changé ?

Les gens ont pris conscience qu’ils avaient besoin des forêts. Ça a été particulièrement visible cette année pendant le confinement. Ce sursaut est bienvenu. Si les gens s’intéressent aux arbres, il y a une petite chance pour qu’on les respecte un peu plus. (...)

L’intensification des feux de forêts et des tempêtes est causée en grande partie par le dérèglement climatique. L’explosion des pathogènes est liée aussi aux développements des plantations. Tout ça, c’est de notre faute. (...)

Qui est réellement responsable, l’humain ou le système économique actuel, à savoir le capitalisme ?

C’est l’être humain avant tout. Les racines de la destruction sont profondes. Elles remontent à Aristote. Le philosophe grec considérait les arbres comme des organismes vivants passifs. Il leur attribuait une « âme végétative », bien inférieure à celle de l’homme ou des animaux. En réalité, on nous a toujours fait croire que l’homme devait mettre en valeur la nature, qu’il était là pour la diriger, la contrôler, réparer ses bêtises ou même augmenter ses performances. Quand on remet en cause cette vision, certains ont l’impression de perdre quelque chose. C’est dommage. Abandonner l’anthropocentrisme, ce n’est pas diminuer l’être humain, au contraire, c’est l’augmenter considérablement, parce que si cet être humain trouvait sa juste place dans la nature, nous serions tous gagnants.

Pour y arriver, que faudrait-il faire alors ?

Je crois qu’il faudrait justement apprendre à ne rien faire ! Comme le disait François Terrasson : « Si vous aimez la nature, foutez-lui la paix ! » Pour les arbres je ne suis pas loin de penser la même chose. (...)

Récemment, vous avez signé plusieurs tribunes sur les plantations d’arbres. Pourquoi ?

Je n’ai rien contre les plantations d’arbres — nous avons besoin de ressources en bois — mais je ne supporte plus la propagande des industriels qui tentent de les faire passer pour des forêts alors que cela n’a strictement rien à voir. Les plantations sont un système artificiel, dépendant des humains, sous perfusion d’engrais et de produits phytosanitaires. Elles ont une vocation purement économique et leur biodiversité est très faible. Partout dans le monde, ces plantations progressent aux dépens des forêts naturelles. Elles sont même l’une des principales causes de la déforestation. (...)

À l’inverse, vous proposez la création d’une grande forêt primaire en Europe, d’où vient ce projet ?

En visitant la forêt de Bialowieza en Pologne, j’ai été littéralement ébloui par la richesse de son écosystème, sa grande faune, ses bisons. C’est la dernière forêt primaire d’Europe mais elle est grandement menacée. Le gouvernement polonais vient d’autoriser la reprise des coupes forestières.
Face aux risques de la voir disparaître, nous voulons, avec mon association, en recréer une autre. Nous cherchons un terrain de 70 000 hectares dans une zone transfrontalière avec la France. Dans cet espace, nous souhaitons laisser une forêt intacte évoluer de façon autonome, en renouvelant et en développant sa faune et sa flore sans aucune intervention humaine pendant plusieurs siècles. Rien ne sera planté ni prélevé. Nous ferons aussi très attention à ce que ce projet soit bien accepté par la population vivant à proximité. (...)

Nous avons reçu de nombreux soutiens. Nous sommes également en contact avec la Commission européenne. On me dit parfois que 70 000 hectares, c’est énorme. J’invite à relativiser. Cela équivaut à un territoire de 26 kilomètres sur 26, soit la taille de la petite île de Minorque en Méditerranée. Cette superficie est d’ailleurs indispensable d’après les zoologistes pour espérer voir revenir un jour la grande faune sauvage comme les aurochs ou les bisons.

Plusieurs événements internationaux sur la biodiversité sont prévus cette année : le Congrès mondial pour la nature à Marseille et la COP15 en Chine. Qu’attendez-vous de ces rencontres ?

Pas grand-chose... Les COP sont souvent des échecs monumentaux qui coûtent très cher. Avec cet argent, je me dis parfois qu’on ferait mieux d’investir dans les classes primaires pour expliquer aux enfants la qualité et la richesse d’un arbre ! (...)

Enseigner dès le plus jeune âge l’amour des arbres est une priorité bien plus importante que tous ces grands raouts internationaux...