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le Monde Diplomatique
France Inter comme les autres
/Frédéric Lordon
Article mis en ligne le 23 septembre 2021

Le problème n’est pas, n’a jamais été les « 1 % ». Au reste si vraiment on voulait cerner la grande richesse qui fait les oligarchies, il faudrait plutôt aller chercher du côté des 0,01 % voire des 0,001 %. Non, le problème — le verrou politique — ce sont les 10 %. Les 10 % qui, ne souffrant de rien, sans être richissimes, « y » croient dur comme fer. Adhèrent à tous les énoncés de l’hégémonie, les répandent comme évidences autour d’eux, s’interloquent qu’on ne les partage pas.

Une sociologie plus polémique que scientifique des 10 % dirait : c’est la classe nuisible — tout en postures, à célébrer au nom d’abstractions avantageuses (la mondialisation contre le repli, l’Europe contre les nationalismes, l’ouverture contre la fermeture) des transformations qui détruisent les autres classes. Une économie politique sérieuse (celle de Bruno Amable et Stefano Palombarini) dirait : c’est le bloc bourgeois. Une vue littéraire (celle de Sandra Lucbert) : c’est le PFLB — le PourFaireLeBourgeois. Et en effet, synthétiquement : Dans le PourFaireLeBourgeois, il y va d’une certaine position matérielle telle qu’elle permet les profits symboliques de la hauteur de vue sans le moindre égard quant à ce qui en résulte pour les autres. Là où les manants sont rivés à la nécessité et lamentablement incapables de penser au-delà de leurs fins de mois, LeBourgeois du bloc est désireux de se porter en pensée au niveau des gouvernants, avec lesquels il peut imaginairement dialoguer, partager des phrases (« le pays a besoin de réformes »), le regard identiquement tourné vers les « grands enjeux ». Et comme sa position matérielle le rend étranger à toute conséquence il se moque totalement du reste. Tout en poses et en revendications du moral highground, ce sont des pharisiens.

C’est la base sociale de France Inter (Le Monde, Libé, Télérama, L’Obs, etc.) — en fait le rêve giscardien tiré du formol, parfaitement conservé, de la « démocratie avancée ». Mais avec 1 Français sur 10 au lieu des 2 sur 3 visés à l’origine. 1 sur 10, c’est le score électoral réel de Macron à la présidentielle de 2017 (1). Et c’est parmi eux qu’on trouve le concentrat de tous ceux qui ont droit à la parole à grande échelle : entrepreneurs complaisamment interviewés, experts, journalistes, qui bourrent les crânes à longueur de journée — avec le bon fourrage. Intellectuels aussi, bien sûr. Typiquement, pour France Inter et sa base, il y a deux intellectuels en France : BHL et Rosanvallon. Publieraient-ils un livre de cuisine ou un album de photos de voyages qu’ils seraient encore invités chez Demorand et Salamé. C’est normal : entre la sapidité politique d’une endive qui passe pour de la pondération (Rosanvallon) et l’hystérie des « valeurs » avec lesquelles on fait (faire par d’autres) les guerres justes à dizaines de milliers de morts, la base sociale en a pour son désir d’élévation intellectuelle et morale.

Logiquement d’ailleurs, elle s’imagine « de gauche ». Elle est socialiste. Ou socialiste de gouvernement, socialiste moderne quoi — ça peut aller jusqu’à macroniste. Depuis quarante ans, on lui a répété, envers et contre toute évidence, que le parti socialiste était « de gauche ». C’est en ce point qu’on mesure la difficulté de défaire les investissements imaginaires dans une identité politique. Une fois qu’on s’est dit de gauche à la manière PS, et qu’on y a été confirmé répétitivement par France Inter, ni les traités européens successifs, ni les privatisations, ni le CICE, ni les démolitions du code du travail, ni finalement aucun des alignements sur les desiderata du capital ne peuvent conduire à quelque reprise de soi politique : on est de gauche, c’est évident. Puisqu’on vote PS (ou Macron par raison). Et qu’on écoute France Inter. (...)

Que la pente fascistoïde soit l’effet de trois décennies de déréliction néolibérale, du refus forcené de donner la parole à quoi que ce soit de gauche — autrement qu’à la manière du parti socialiste —, ou des encouragements constants d’un pouvoir dérivant vers la droite extrême, c’est le genre de considération qui ne traversera pas un instant les cerveaux de France Inter. Pas plus que ne leur viendra la première interrogation sur la période que nous vivons, sur ce qu’une grande radio, qui plus est de service public, aurait à y faire, c’est-à-dire sur ce que c’est que vivre un moment de bascule historique, et sur la place qu’on va venir y occuper. (...)

La tendance qui s’esquisse s’approfondit cumulativement et, hormis les habitués de la condition minoritaire, plus rien ne s’oppose au grossissement du flot. La norme connaît alors des déplacements fulgurants. Des idées, des énoncés autrefois repoussés parce que… repoussants, deviennent dignes de considération parce que les courants de la considération se sont réorientés et que, esclave des courants, on ne veut pas être en reste.
De l’art de ne pas voir ce qu’il y a à voir

Il est vrai que le glissement de terrain a été préparé de longue date comme en témoignent les données publiées par Libération sur la répartition des invités politiques du 7/9 de France Inter. Non pas que la statistique soit hors d’âge, au contraire elle est on ne peut plus fraîche (24 août 2020 - 8 juillet 2021) mais parce que, aimablement fournie par une officine nommée Politiquemedia (2), et reprise telle quelle sans y voir mèche par Libération, elle repose tout entière sur des catégorisations politiques d’une débilité venue de loin.

On y lit ainsi que LREM et les invités gouvernementaux représentent « le centre », le PS et EELV « la gauche », et LFI « l’extrême gauche ». Tout est d’une tragique bêtise dans cette « infographie » sans doute vécue comme un sommet du fact-checking et de l’intransigeante passion pour le vrai. Et toute la vue prise sur le paysage politique contemporain, sur ses transformations, sur ses déplacements, est viciée à cœur par des qualifications désastreusement fausses.

Un gouvernement qui déploie des armes de guerre contre ses contestataires, mutile comme jamais sous la Ve « république » depuis les ratonnades officielles de 1961, cautionne les violences racistes de la police par son silence, voire ses encouragements, à l’image du ministre de l’intérieur qui « s’étouffe » de rire d’en entendre parler, un gouvernement qui fait voter des lois de surveillance sans précédent, fait mettre en garde à vue pour une banderole sur une maison ou une apostrophe sur le passage du président, projette des purges dans l’université, laisse ses principaux ministres se soulager de leurs obsessions islamophobes, dont le ministre de l’intérieur, encore lui, s’honore d’être moins « mou » que la dirigeante de l’extrême droite, dont le chef réhabilite la mémoire de Pétain et de Maurras, et dont tous les affidés, ce voyant, battent des mains, n’est pas un gouvernement centriste. C’est un gouvernement de droite extrême. Et de droite extrême également l’innocente « droite » de LR, comme la primaire à venir, si besoin en était, ne va cesser de le confirmer. (...)

Car c’est une tout autre image politique que livreraient les mêmes données mais reventilées dans des catégories politiques redressées. On y lirait alors, pour l’essentiel :

Extrême droite (RN) : 6 %.

Droite extrême (LREM, gouvernement, MoDem puisqu’il soutient en tout le gouvernement, LR) : 65,1 %. Sans doute pourrait-on se demander pourquoi distinguer « droite extrême » et « extrême droite » quand si peu de choses objectivement les séparent, jusqu’à leurs lignes économiques, devenues identiques en tout ou presque — et nous aurions un bloc raisonnablement homogène à 73,1 %.

Droite (PS) : 15 %.

Gauche (LFI) : 4,6 %, car tout le monde a compris que ranger LFI dans l’« extrême gauche » n’a pas d’autre fonction que de lui infliger un stigmate d’inéligibilité de fait (...)

Extrême gauche (NPA, LO, etc.) : 0 %

C’est peu dire que les « données » (celles dont le fact-checking, décidément, ne comprendra jamais qu’elles ne disent rien d’elles-mêmes), réagencées hors des catégorisations paresseuses, et frauduleuses, racontent une histoire infiniment moins présentable : la droite extrême représente 73,1 % des invités politiques de la matinale de France Inter, la gauche 4,6 %. Répétons pour bien imprimer les rétines : sur France Inter, droite extrême : 73,1 %, gauche : 4,6 %. (...)

Dans cet aveuglement général au désastre, ceux qui n’ont jamais douté de leur position de précepteurs de l’opinion, pareils à leurs prédécesseurs d’il y a quatre-vingts dix ans, refont la même démonstration de la carence intellectuelle et de la carence morale, se retrouvant tous, obnubilés par leurs seuls regards croisés, indifférents à regarder quoi que ce soit d’autre, les prémices réelles par exemple, se retrouvant tous, donc, à péter — ou pour les plus distingués : à faire péter — au cul du convoi. Méthodiquement rendu inarrêtable.