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« Fin de partie » pour l’hydroxychloroquine ? Une escroquerie intellectuelle
/Laurent Mucchielli, sociologue
Article mis en ligne le 27 mai 2020

Durant le week-end de l’Ascension, la quasi totalité des journalistes se sont jetés sur un article de la revue The Lancet, pour lui faire dire ce que les auteurs de cette étude espéraient : l’hydroxychloroquine est un poison. Traduction en langage People dominant : le prof. Raoult est un dangereux charlatan. Ce traitement médiatique est honteux. Et cette étude est une escroquerie intellectuelle.

On peut parler d’une sorte d’offensive industrialo-médiatico-politique majeure et réussie tant la couverture donnée à un article de la revue médicale anglaise The Lancet a été totale, ultra-rapide, uniforme et immédiatement suivi d’un effet politique. A cela quatre raisons majeures. La première est le « coup scientifique » parfaitement réussi par quatre médecins financés par des industriels. La seconde est la machine à copier-coller qu’est devenue le journalisme contemporain. La troisième réside dans le mélange de couardise et d’hypocrisie de tous celles et ceux qui sont prêts à sauter sur n’importe quel argument pour conforter leur opinion initiale, sans jamais la questionner ou la mettre à jour. La quatrième raison est que le ministre de la Santé, Olivier Véran, en a profité pour annoncer tout de suite (sur twitter, le 23 mai à 12h47) : « Suite à la publication dans The Lancet d’une étude alertant sur l’inefficacité et les risques de certains traitements du #COVID-19 dont l’hydroxychloroquine, j’ai saisi le @HCSP_fr pour qu’il l’analyse et me propose sous 48h une révision des règles dérogatoires de prescription ». Comme s’il n’attendait que ça, et en passant par-dessus l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament dont c’est pourtant la fonction. Une précipitation étonnante, d’autant qu’on a connu le même ministre beaucoup moins rapide sur d’autres sujets importants, la question des masques par exemple...

Le grand concert médiatique

L’offensive débute vendredi 22 mai en fin d’après-midi, veille de week-end et au milieu d’un « pont » (donc il y a moins d’infos et moins de journalistes dans les salles de rédaction), probablement comme d’habitude par des dépêches d’agences de presse, ensuite reprises en boucle sur le thème « Covid : hydroxychloroquine et chloroquine pas efficaces et même néfastes, selon une étude ». Les articles tombent les uns après les autres sur les sites des grands quotidiens (...)

Dès le lendemain matin (23 mai), le relais est pris par les radios-télévisions et, par ailleurs, par la presse quotidienne régionale (par exemple Le Télégramme et La Voix du Nord, d’autres comme La Dépêche avaient même réagi dès la veille au soir). Pour France Info, c’est « une étude inquiétante » (à cause des effets mortels) qui est sortie. Sur BFMTV, on a bien invité Philippe Douste-Blazy qui critique la méthodologie de l’étude du Lancet (avec une erreur d’interprétation, corrigée par l’ancien ministre de la santé sur twitter) et dénonce clairement les conflits d’intérêt avec les industries pharmaceutiques. Mais pendant qu’il parle s’affiche en gros titre en bas de l’écran : « Chloroquine : l’étude accablante ».

Les « JT » de 20h de TF1 et France 2 viendront clôturer deux jours d’intense diffusion dont la teneur générale semble avoir été résumée par Le Point : « Covid19 et hydroxychloroquine : fin de partie ? » (23 mai, 9h51).

Confirmant la règle, on ne trouve guère d’exceptions. Citons quand même la chaîne de télévision LCI et Sud Radio, comme s’en explique une éditorialiste commune aux deux médias, Françoise Degois : « voilà le déchaînement des raisonnables, des progressistes, des sages, des pondérés, qui envahissent les plateaux et ricanent : voyez, on vous l’avait bien dit ! C’est terminé pour le sorcier Raoult, les complotistes, les populistes, vous êtes cuits ! Comme si on ne pouvait pas avoir de la sympathie pour le goût et la passion de sauver des vies de Didier Raoult sans être complotiste, populiste et irrationnel ! (…) lyncher Didier Raoult, sur la base de cette étude est assez grotesque ». Citons aussi TV5-Monde, sous la plume de Oumy Diallo et pour cause : ce journaliste couvre d’ordinaire l’actualité des pays africains et du Proche-Orient, il échappe donc au marigot franco-français (ce qui n’est pas le cas de Courrier International).

Sur les réseaux sociaux, certains journalistes se « lâchent » encore plus. (...)

Tous ces articles, sujets, chroniques, etc., disent la même chose. La seule réflexion méthodologique qu’ils contiennent parfois est celle que les auteurs de l’article du Lancet reconnaissent eux-mêmes explicitement : leur étude n’est pas randomisée. Personne ne va plus loin. On cherche désespérément les « journalistes scientifiques » capables d’analyser le papier du Lancet avec un tant soit peu d’esprit critique.

L’étude du Lancet : énorme quantité, infime qualité

Ce sont à l’évidence les chiffres qui ont impressionné les journalistes : les 4 auteurs de l’article du Lancet (bizarrement des cardiologues voire chirurgiens cardiovasculaires et non des infectiologues ou des épidémiologistes) annoncent avoir analysé 96 032 dossiers médicaux émanant de 671 hôpitaux sur les 6 continents. Cela peut impressionner les esprits faibles. Le problème est que la quantité ne fait pas la qualité. Loin s’en faut. (...)

Les dossiers de malades ont été étudiés jusqu’au 14 avril, et l’article est publié définitivement le 21 mai, signé par 4 auteurs (trois américains et un suisse). Des sur-hommes ? Quiconque a un peu de pratique scientifique se dit immédiatement qu’il est juste impossible d’avoir, en moins de 5 semaines, fait à quatre la sélection de 96 000 dossiers de malades provenant de 671 hôpitaux sur 6 continents dans une base de données (dont on ne sait rien, on va y revenir), le nettoyage de ces données et leur codage uniformisé dans une base destinée à la publication scientifique, l’analyse statistique, la rédaction de l’article, le processus de reviewing (qui suppose normalement plusieurs allers-retours entre les auteurs, les évaluateurs et la rédaction en chef de la revue) et finalement la publication. Ce serait en réalité impossible si, derrière les 4 signataires de l’article, ne se cachait pas une armée de petites mains ayant constitué un fichier, fait les traitements statistiques et probablement écrit en partie l’article. Et il ne peut y avoir qu’une seule armée : celle des sociétés qui ont financé cette étude, qui a dû coûter des centaines de milliers voire des millions d’euros. Ceci est en partie indiqué à la fin de l’article : l’analyse statistique a été réalisée par la société (Surgisphere Corporation, spécialisée dans « l’intelligence artificielle et le Big Data destinés aux prestataires de soins de santé ») créée par l’un des 4 auteurs (et qui fabrique aussi des tests contre le Covid). Le Dr Mehra, auteur principal de l’article, déclare avoir reçu des fonds d’une douzaine de laboratoires et d’industriels (Abbott, Medtronic, Janssen, Mesoblast, Portola, Bayer, Baim Institute for Clinical Research, NupulseCV, FineHeart, Leviticus, Roivant et Triple Gene). Un troisième auteur a travaillé pour les industriels même si c’est son université qui a été payée et non lui. Finalement seul 1 des 4 auteurs « declares no competing interests » (ne déclare aucun intérêt concurrent). Or cette déclaration obligatoire est à la fois révélatrice mais aussi largement incomplète, on y reviendra à la fin de cet article. Mais pour l’heure, examinons le contenu.

On a donc voulu faire ici de la quantité pour la quantité. Mais en agglomérant forcément des données très disparates, très hétérogènes, issues de pays ayant des protocoles différents, des indicateurs de santé et des systèmes de contrôles (monitoring) de ces indicateurs en partie différents. Les auteurs de l’article ne peuvent du reste pas le cacher : il y a beaucoup de « missing values » (valeurs manquantes). Et ceci n’est pas un « détail ». C’est au contraire extrêmement important. Pour au moins trois raisons (...)

Pour exemple, parmi ces 96 000 patients, les auteurs ont inclus la cohorte qui avait déjà donné lieu à une publication lamentable (dont on a parlé sur ce blog en avril) portant sur des vétérans de guerre, très âgés et très à risques, tous hospitalisés dans un état grave, pour lesquels l’administration à forte dose de l’hydroxychloroquine est évidemment totalement contre-indiquée ! (...)

Un flou règne sur la nature exacte des médicaments prescrits : les auteurs parlent de 40% de coprescriptions d’antiviraux (et donc pas uniquement la chloroquine ou l’hydroxychrloroquine, mais quels sont ces autres antiviraux ?) et d’une association avec famille d’antibiotique (les macrolides) et non avec l’antibiotique précis (l’azithromycine) du protocole Raoult. Et d’ailleurs, au passage, pourquoi cette focalisation sur le protocole Raoult alors que la méga-base de données hospitalière utilisée contient nécessairement des patients traités avec aussi d’autres médicaments (Kaletra et surtout… Remdesivir) ? Pourquoi si ce n’est parce que l’intention fondamentale de l’article (et ce sur quoi portera bien toute la communication faite autour de l’article une fois publié) n’est pas d’évaluer les thérapeutiques du Covid en général mais d’essayer de discréditer le protocole Raoult en particulier ? Au demeurant, les taux de mortalité et d’accidents cardiaques à l’issue des traitements (spécialement ceux qui combinent chloroquine/macrolide et hydroxychloroquine/macrolide) sont énormes (22 à 24% de mortalité ! près de 50 fois plus qu’à l’IHU de Marseille !), du jamais vu. Ils sont manifestement destinés à faire peur. On n’a jamais rien vu de tel dans les études sur le sujet.

Au final, comment prétendre tirer parti de cette étude pour démontrer la nocivité de l’hydroxychloroquine lors même que, de l’aveu final des auteurs : « Bien que nous ayons évalué la relation entre les régimes de traitement médicamenteux et l’apparition d’arythmies ventriculaires, nous n’avons pas mesuré les intervalles QT, ni stratifié le schéma d’arythmie (comme la torsade de pointes). Nous n’avons pas non plus établi si l’association entre le risque accru de décès à l’hôpital et l’utilisation des traitements médicamenteux est directement liée au risque cardiovasculaire, ni effectué une analyse dose-réponse des risques observés ». En clair : ils ne peuvent établir strictement aucune relation de causalité quelconque entre les traitements et les éventuels problèmes cardiaques constatés. Tout ça pour ça ? Et la suite est pire. (...)

On refait le coup de l’étude portant des patients déjà sévèrement atteints, donc pour lesquels on sait depuis 3 mois qu’il est inutile voire dangereux d’appliquer le protocole marseillais conçu au contraire pour traiter les malades dès le début afin de prévenir l’aggravation et l’hospitalisation. Mais ce qui est grave ici, c’est que les auteurs cherchent assez grossièrement à le dissimuler. Ils laissent en effet entendre qu’en étudiant uniquement des patients à qui le traitement a été administré dans les 48h suivant le diagnostic lui-même réalisé après leur hospitalisation, il évalue une thérapeutique précoce comparable au protocole marseillais. C’est une supercherie car nous ne savons rien de la date à laquelle les malades ont été infectés (et c’est cette dernière qui est la seule référence pour juger de l’efficacité ou non du traitement IHU), ni même de la date à laquelle a été fait le diagnostic après leur entrée à l’hôpital (et selon les pays et l’état d’encombrement des hôpitaux cette date a nécessairement varié). Les biais potentiels sont énormes. Au lieu de les discuter avec transparence, l’article les passe sous silence, probablement parce qu’il cherche à minimiser au maximum la gravité de l’état des patients au moment où on leur administre le traitement. (...)

Dire ou laisser entendre que cette étude permet de l’évaluer en quoi que ce soit est juste malhonnête.

Du côté des commentateurs de cette étude, l’honnêteté n’est hélas pas non plus au rendez-vous. Le reproche principal (après sa personnalité) adressé à D. Raoult depuis le début est son refus de pratiquer la randomisation pour faire seulement de l’étude observationnelle. Or cette étude du Lancet n’est pas randomisée ! Mais qui en a fait un argument majeur contre cette étude ? Personne ou presque. (...)

Outre qu’il faut toujours prendre le temps de lire les articles en détail (et non les résumés en vitesse), il faut aussi regarder les annexes et les tableaux. Et à la lecture de cet article du Lancet, un tableau étonne beaucoup. Sans doute pour donner une apparence de cohérence à cet ensemble fait de bric et de broc, il semble que les auteurs (i.e. les petites mains de la société d’intelligence artificielle et de Big data qui ont fait le travail) aient trié les malades retenus dans la base statistique en fonction de critères socio-démographiques (âge, sexe, origine ethnique, indice de masse corporelle) et médicaux (coronaropathies, insuffisances cardiaques, tabaco-dépendance, hypertension, diabètes...). Comment expliquer autrement la table 2 de l’article, qui donne dans chacun des 5 groupes de malades comparés des pourcentages quasiment identiques sur la totalité des critères qu’on vient d’énoncer ? Une telle perfection est impossible dans la vraie vie des études statistiques. Il ne s’agit donc pas d’un échantillon représentatif des malades, mais d’une population d’enquête triée sur le volet, dans le meilleur des cas. Et dans la mesure où ce tri n’est pas explicité dans l’article, on peut parler d’une manipulation.

Deux derniers indices achèvent de compléter ces soupçons. D’abord, la dissimulation d’une partie de leurs conflits d’intérêt potentiels par les auteurs de l’article. Ensuite, la triste banalité de ces filouteries, manipulations de données et autres fraudes dans la recherche médicale contemporaine. (...)

le Courrier des stratèges est une fois encore le seul à l’avoir écrit dans le cas de l’étude du Lancet, les auteurs des articles des revues scientifiques peuvent aussi chercher à dissimuler ces liens compromettants, ou bien en déclarer certains et pas d’autres. Et c’est malheureusement le cas avec ce quatuor d’auteurs qui s’efforcent notamment de dissimuler des liens avec le laboratoire américain Gilead, principal adversaire de l’IHU de Marseille car ce dernier concurrence directement son très cher médicament (le Remdesivir, on l’a longuement expliqué sur ce blog). Ainsi le principal auteur de cette étude, le spécialiste de chirurgie cardiovasculaire Mandeep Mehra, dissimule le fait que l’hôpital Brigham de Boston où il exerce est actuellement en contrat avec le laboratoire Gilead dont il teste depuis fin mars le médicament proposé contre la Covid : le Remdesivir. Ceci vient donc s’ajouter aux conflits d’intérêt potentiels déclarés par l’auteur. Certaines des entreprises listées sont bien connues, comme Abbott qui participe au financement des recherches du Dr Mehra sur les pompes cardiaques, mais qui est aussi investi dans la fabrication des tests de dépistage de la Covid. D’autres sont beaucoup moins connues comme l’entreprise suisse Roivant qui cherche elle aussi à valoriser actuellement son médicament (le Gimsilumab) pour traiter les malades COVID en phase de détresse respiratoire aigüe, que le Dr Mehra jugeait récemment « très prometteur ». Voilà donc un cardiologue décidément très en verve dans des domaines de spécialités (autour du traitement des différentes phases du Covid) qui ne sont pourtant pas du tout les siens. Le second auteur est donc le statisticien de Chicago qui a créé cette société de Big Data fabriquant actuellement des tests sur le Covid. Le troisième est le seul suisse de ce quatuor à domination américaine, le Dr Frank Ruschitzka qui travaille à l’hôpital universitaire de Zurich. C’est à nouveau un cardiologue, qui travaille depuis longtemps avec Abbott et Gilead (ce laboratoire subventionnant « sans restriction » - « Unrestricted research grant » - l’hôpital de Zurich), ayant notamment testé et publié sur son médicament contre l’hypertension : le Darusentan. (...)

Il faut lire ce qu’a écrit Richard Horton dans le Lancet en avril 2015 car il n’est autre que le propre rédacteur en chef de cette revue depuis 25 ans. Son diagnostic est que le corps scientifique médical est gravement malade : « une grande partie de la littérature scientifique, peut-être la moitié, est peut-être tout simplement fausse. Affligée par des études portant sur des échantillons de petite taille, des effets minuscules, des analyses exploratoires non valables et des conflits d’intérêts flagrants, ainsi que par une obsession à poursuivre des tendances à la mode d’importance douteuse, la science a pris un virage vers l’obscurité. (…) L’endémicité apparente des mauvais comportements en matière de recherche est alarmante. Dans leur quête d’une histoire convaincante, les scientifiques sculptent trop souvent les données pour qu’elles correspondent à leur théorie du monde préférée. Ou bien ils modifient leurs hypothèses pour les adapter à leurs données. Les rédacteurs en chef des revues scientifiques méritent eux aussi leur part de critiques. Nous aidons et encourageons les pires comportements. Notre acceptation du facteur d’impact alimente une compétition malsaine pour gagner une place dans quelques revues sélectionnées. (...)

Les procédures d’évaluation nationales, telles que le cadre d’excellence pour la recherche, encouragent les mauvaises pratiques. Et les scientifiques, y compris leurs plus hauts responsables, ne font pas grand-chose pour modifier une culture de la recherche qui frôle parfois l’inconduite ». (...)

Conclusion

Il est plus qu’urgent d’en finir avec la sacralisation de la Science derrière laquelle trop de personnes dissimulent tant bien que mal leurs intérêts ou leurs opinions personnelles, ne se donnant jamais la peine de poser la question toute simple qui doit (malheureusement) initier de nos jours toute discussion sérieuse sur une publication médicale : à qui profite le résultat annoncé ?