
Peut-on dire aujourd’hui quelque chose de sensé sur ce drame ?
Je n’ai rien dit. Je ne voulais pas. J’ai vécu ça comme un piège. Il est impossible de réagir sur le coup à une telle tragédie sans être prisonnier de l’impact émotionnel collectif qu’elle suscite. D’emblée, un cadrage binaire de la pensée s’est imposé, manifesté par la question « Être ou ne pas être Charlie ». J’ai vécu ça comme un piège terrible. Une injonction à choisir son camp à laquelle il est impossible de répondre de façon claire et informée et dont on a le sentiment qu’elle est imposée afin de bloquer toute réflexion. Or je ne crois pas que dans une situation politique et géopolitique de cette ampleur on puisse se permettre le luxe de ne pas réfléchir. De se contenter de céder à l’émotion. Il me semblait hors de portée de tenir immédiatement des propos justes et sensés sur les événements que notre pays vient de traverser.
À mon sens, le seul qui ait réussi l’exploit de réagir à chaud en gardant sa pensée à distance raisonnable de l’émotion collective provoquée par le choc sans la nier est Frédéric Lordon, dans son intervention à la Bourse du travail de Paris.
Tout ayant à peu près été dit sur le sujet, je vais donc résumer ma façon de voir les choses sans revenir sur tous les aspects de l’événement. Si « être Charlie » c’est s’opposer aux massacres de libres-penseurs, il est évident que nous le sommes tous, par principe. S’il s’agit de prendre parti pour un journal - qu’on a le droit de ne pas apprécier - en s’interdisant soudain toute distance critique, ça devient un peu plus compliqué.
J’avais ri avec Cavanna et Choron du temps de Hara Kiri dans mon jeune temps ; personnellement j’aimais beaucoup Cabu et j’étais un grand admirateur du merveilleux économiste Bernard Maris. Et je trouve Patrick Pelloux très courageux.
Mais pour le reste, ce qu’était devenu ce journal ne m’intéressait plus. Je ne l’aimais plus depuis longtemps, en particulier depuis l’arrivée d’un homme dont la suite de la carrière à Radio France a montré la duplicité et l’opportunisme, et bien sûr, depuis le départ de Siné avec lequel on peut être parfois en désaccord mais dont l’honnêteté ne fait pas de doute. J’ajoute que les différentes affaires de caricatures qui se sont succédées ressemblaient plus à mes yeux aux tentatives d’une publication moribonde pour faire événement et retrouver des lecteurs, qu’à un combat sincère et réfléchi.
Et puis, enfin, si l’unanimité imposée par la situation nous oblige dans la foulée à rejoindre les rangs de personnages politiques qui dans leur propre pays ne défendent pas, loin s’en faut, la liberté de penser de s’exprimer et de créer, ça bloque vraiment. Pour le coup on se sent pris en otage. Et lorsqu’on prend brutalement conscience que la situation produite par cette confusion savamment entretenue par les médias (le peuple avec les « élites ») offre à point nommé et sur un plateau aux politiques les plus douteux les prétextes nécessaires à la privation de liberté et au contrôle illimité des communications, le piège se referme.
Et l’on entend soudain répéter sur les antennes publiques qu’un président jusque-là gratifié de 17% d’opinions favorables se retrouve d’un jour à l’autre soutenu par 80% des Français. Cette confusion générale est d’ailleurs bien décrite dans plusieurs billets du site de L’UJFP (Union juive française pour la paix).
Ce n’est pas un mystère : nombreux sont ceux qui ont manifesté spontanément, avec générosité et chaleur, mais ils ont été perversement utilisés pour assurer la figuration d’une vaste opération médiatique d’envergure nationale - et mondiale.
La vision du monde défendue par la grande majorité des « politiques » invités par le président français qui a aussitôt récupéré les grands mouvements de manifestations populaires qui ont eu lieu dès le lendemain pour s’y inviter le 11 janvier, est celle du néolibéralisme, européen ou non. Mondial. Ici, c’est celle de la création artificielle de boucs-émissaires à partir de populations inoffensives, les Rroms en sont un exemple criant, celle des grands projets inutiles qui détruisent la nature au profit d’une productivité toxique, de Sivens, de Notre-Dame des Landes, celle de l’abandon des banlieues, celle de la soumission au Medef et de la destruction progressive du régime de l’intermittence, celle qui est en train de nous apporter le désastre absolu du Traité transatlantique (Tafta). Celle d’un commissaire européen socialiste français qui va en Grèce pour expliquer qu’il ne faut pas laisser Syriza accéder au pouvoir. Celle d’une soumission totale aux injonctions ultralibérales relayées par l’institution européenne.
On ne peut pas défiler avec ces gens, qui dans leurs actions quotidiennes travaillent contre nos valeurs. Pourtant il a été rendu très difficile de ne pas le faire. Alors oui, la récupération a été menée de main de maître et il était presque impossible d’y échapper. Même des gens de Charlie s’en exaspèrent. Je ne fais pas partie de ceux qui en veulent à ceux qui ont défilé, pas du tout, je les comprends parfaitement. Je dis juste que c’est un piège implacable, qu’il est en train de se refermer, et qu’il va être très ardu de s’en extirper. Nous sommes pris en tenaille. Lorsque nous pourrons analyser ce moment avec la tête froide, dans quelque temps, nous mesurerons les effets terribles de cette situation.
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