
90 millions de substances : tel est l’héritage, non définitif, que nous lègue l’industrie chimique depuis son inexorable essor, lors de la Première guerre mondiale. Parmi elles, combien de substances toxiques – DDT, phtalates, bisphénol A, cancérogènes et autres perturbateurs endocriniens… ?
Pourquoi un tel silence, une telle absence de contrôle ? Dans son livre « Un empoisonnement universel », le journaliste Fabrice Nicolino raconte l’histoire de cette industrie et comment elle a, impunément et littéralement, inondé nos vie de molécules. Une situation dont nous prenons conscience seulement aujourd’hui en constatant ses terribles conséquences, de l’explosion des cancers à celle la maladie d’Alzheimer en passant par le diabète. Entretien. (...)
Dès les débuts de l’industrie chimique « civile », on retrouve des problématiques assez similaires à celles, très actuelles, de nouvelles technologies comme les OGM ou les nanotechnologies. Comment l’industrie arrive-t-elle à imposer des produits qui ne répondent pas forcément à un besoin social existant, et que l’on lâche dans le commerce sans se préoccuper réellement de leurs impacts ?
Tout cela est consubstantiel au règne de la publicité. Au moment de lancer le nylon dans les années 1930, DuPont organise une énorme campagne publicitaire pour faire saliver les consommatrices, en prétendant que c’est un produit fabuleux, indéchirable. En réalité, à cette époque, le nylon est à la fois plus cher et moins solide que la soie naturelle, son concurrent direct. Les entreprises créent un désir qui devient un besoin. C’est la matrice même de notre société de l’obsolescence programmée et du consumérisme alimenté par la publicité. (...)
Il existe un site internet appelé CAS, tenu par la Société chimique américaine, qui est une sorte de répertoire mondial des produits chimiques « publiquement dévoilés ». Chaque nouvelle substance se voit assigner un numéro CAS. À ce jour, on en est presque à 90 millions de substances répertoriées ! Or l’industrie chimique américaine ne reconnaît officiellement l’existence que de 50 000 produits chimiques, ce qui est déjà colossal. Sur les autres, on ne sait quasiment rien, et le peu que l’on sait est extrêmement angoissant. Ce n’est pas une question de manipulation consciente, ni de la part des chimistes ni même des industriels, mais simplement de règne de l’irresponsabilité. Les industriels ont toujours besoin de nouveaux produits, c’est la logique même du capitalisme. Il faut sans cesse de nouvelles envies, de nouveaux besoins, de nouvelles couleurs, de nouvelles propriétés. (...)
On assiste dans les pays développés à une explosion de nature épidémique de plusieurs maladies très graves. Regardez le cancer : 111% d’augmentation de l’incidence des cancers depuis 25 ans en France. Mais aussi l’obésité et le diabète : 5 millions de diabétiques en France d’ici 2020 ! Et 2 millions de cas d’Alzheimer à la même date (lire aussi cet entretien, ndlr). Je ne pense pas que notre système de santé sera en mesure de soutenir le choc. L’exposition aux produits chimiques n’est peut-être pas la cause unique de ces phénomènes, mais des études de plus en plus nombreuses et de plus en plus convaincantes indiquent qu’il y a des liens entre une partie de ces maladies et certains produits chimiques. Les Américains commencent ainsi à parler de produits chimiques « obésogènes » et « diabétogènes ». (...)
Lorsque l’on découvre les propriétés insecticides du DDT en 1938, celui-ci apparaît comme un produit miracle. Aussitôt, il est utilisé partout, sans protection. Il est même utilisé pour sauver in extremis du typhus certains rescapés des camps de la mort. Ce n’est que plus tard, avec le livre de Rachel Carson Printemps silencieux, que le grand public prend conscience des effets mortifères du DDT sur un grand nombre d’organismes vivants. L’industrie chimique – Monsanto en tête – monte alors une opération planétaire pour défendre son produit phare. Cet exemple montre combien il peut être compliqué de ne pas se précipiter. Mais aujourd’hui, avec le recul d’un siècle de chimie de synthèse, on sait très bien les désastres que peuvent occasionner certaines substances. On ne devrait plus répéter les mêmes erreurs.