
Manuel Valls avance 27 000 reconduites à la frontière en 2013. Dans l’ombre des chiffres du ministre de l’Intérieur, la compagnie Air France continue de servir de fourgon cellulaire. Saadia, qui s’apprêtait à s’envoler pour Alger, témoigne d’une récente tentative d’expulsion à laquelle elle s’est opposée. Malgré les menaces de garde à vue pour avoir manifesté son indignation, son refus de collaborer à une procédure inhumaine l’a emporté sur la peur de désobéir. Et l’expulsion n’a pas eu lieu. Pour cette fois.
(...) Des cris, un homme en uniforme et brassard orange « Police » sur le bras avance vers moi et chuchote, m’enveloppant de son regard et pratiquement de ses bras, des paroles qui se veulent rassurantes : « Bonjour Madame, je suis de la police et ce monsieur qui crie (il désigne du doigt l’arrière de l’avion le fond du fond de la classe économique), est un prisonnier que nous reconduisons en Algérie, son pays. C’est une décision judiciaire. Monsieur sort de 16 ans de prison. C’est un criminel. Ne vous inquiétez pas tout va bien se passer. »
Ces peurs qui empêchent ce premier pas vers la désobéissance
Ces paroles censées me « rassurer » selon le Monsieur de la police, me réveillent, ravivent en moi des convictions, des idées, des luttes passées – « Abolition des frontières et liberté de circuler pour tous ! » – Ah les belles paroles ! Utopiques ? Que valent-elles dans la réalité ? Qu’en fait-on ? Elles sont là, présentes dans ma tête. Pourtant, j’ai eu l’espace d’un instant, peut-être deux secondes ou moins, ce petit moment de doute, cette seconde où le « moi », le « je » individuel surgit et prend toute la place. Où tout se bouscule dans ma tête « Oh non pas ça ! Pas à moi, pas maintenant ! Ton vieux père vient te chercher à Alger, tu peux pas foutre ta merde ! Et puis, si tu l’ouvres, c’est garde à vue ! »
Peur, hésitation, doute qui paralysent, empêchent de faire ce premier pas vers la désobéissance. Premier pas encore plus difficile à franchir lorsqu’on est seul(e). Seul(e) face à cette autorité qui brandit la carte de la Loi, de la Justice, « Mesdames et Messieurs, Décision Judiciaire, un juge s’est prononcé, a statué. Alors que peut-on y faire ? Rien ! Selon Monsieur le policier et la plupart des con-citoyens, on ne peut aller à l’encontre de la Loi, du Règlement. Il vous faut obéir et la fermer au risque de vous retrouver dans de beaux draps, ma p’tite dame ! »
Formuler l’alternative pour avoir le courage de désobéir
Quelques secondes d’hésitation, le temps de formuler l’alternative : « Alors je m’assois et ferme ma gueule ? » Impossible ! Le flic est toujours là à me parler, me rassurer, me regarder, à guetter ma réaction. Arrivée, place 20 A hublot, je suis accueillie par une hôtesse charmante, souriante mais visiblement aussi désemparée que moi. Accueillie surtout par les hurlements à la mort de ce « criminel ». Les cris sont maintenant là devant moi, je ne peux plus les ignorer.
Devant moi, également, cinq types sur cet homme qu’ils essaient en vain de calmer, de taire. Il est là « le criminel » : entouré, écrasé par ces cinq flics, enchaîné tel une bête sauvage, enragée, prête à exploser. (...)
Désobéir, refuser de s’asseoir : empêcher ou du moins jouer le rôle du grain de sable dans la machine à expulser, c’est tout ce qu’il reste à faire. Le flic revient, toujours aussi calme et protecteur, me sert le même discours :
« — C’est une procédure banale, Madame. Ne vous inquiétez pas, ils font toujours ça au début, (c’est-à-dire hurler à la mort et se débattre), ensuite ils se calment dès que l’avion décolle.
— Mais, monsieur, j’en ai rien à faire, je refuse de voyager. Je refuse de m’asseoir et de participer à ça. Vous faites mal à ce monsieur. Je ne peux pas accepter.
— Madame c’est une décision judiciaire. C’est comme ça.
— Et bien, j’en ai rien à faire. Je ne m’assoirai pas ! » (...)