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l’OBS
« Excel m’a tué » : comment la bureaucratie a asphyxié notre système hospitalier
#bureaucratie #travail #souffranceautravail
Article mis en ligne le 10 décembre 2022

Dans une tribune à « l’Obs », le psychiatre Bernard Granger, défenseur de la première heure du service public hospitalier, partage ses stratégies de survie dans un milieu plombé par les normes.

L’hôpital public est un terrain d’observation privilégié du phénomène bureaucratique. L’opium des directions hospitalières actuelles est « le projet ». Quand un directeur ne sait plus quoi vous répondre et cherche à se débarrasser de vous, il ordonne : « Écrivez-moi un projet ! » Tout est projet : projet médical, projet managérial, projet social, projet de soins, projet d’établissement, projet financier, projet de pôle, projet de département, projet de service, projet de chefferie de service, projet pédagogique, projet des représentants des usagers, etc. Aucun projet ne se réalise comme prévu, car c’est une littérature fictionnelle qui donne l’impression d’avoir été rédigée sous l’emprise de stupéfiants. Et que dire de ces rapports annuels d’activité, enquêtes administratives, rapports d’étapes, feuilles de route, plans stratégiques, boîtes à outils, états prévisionnels, plans locaux de santé, plans globaux de financement pluriannuels, stratégie nationale de santé, pilotage de la transformation (là où il faudrait plutôt une transformation du pilotage), retours d’expérience (RETEX, dans ce verbiage bourré de sigles et d’acronymes dont plus personne ne finit par connaître la signification) ? Qui s’intéresse à ces fadaises ? Qui lit ces documents destinés à une étagère empoussiérée puis à la déchèterie ?

Fait assez curieux, la bureaucratie assure sa domination non pas en exigeant des données fiables ou contrôlées, mais se satisfait de ce que chaque case soit remplie. (...)

En effet, la dérive technocratique éloigne de la pratique et de l’expérience. Ce phénomène observé dans tous les domaines, n’aura pas épargné la médecine, malgré la nécessité de s’adapter aux singularités de chaque malade. L’hôpital public a son agence technique spécialisée dans la gestion entrepreneuriale. Son nom, typiquement novlangue, Agence nationale d’Appui à la Performance (ANAP), est tout un programme, et ses recommandations une source inépuisable de stupéfaction. (...)

Balzac a vu la graine bureaucratique germer et en a immédiatement décelé les tares congénitales : la manie du rapport, la paralysie due à la centralisation et la ruine pour tout résultat. Pour compléter le tableau, ajoutons l’organisation incessante de réunions, ne serait-ce que pour fixer la date de la prochaine réunion. Le refus de participer à une réunion est vécu comme le dernier outrage par les bureaucrates. (...)

La plus belle réussite de la bureaucratie, qui fait un tort considérable au monde hospitalier, est sans doute son aptitude à dilater le temps et à diluer les responsabilités. Ce qui dans la vraie vie prend une heure, prend dans la vie bureaucratique un trimestre, un semestre, une année. Pour justifier son existence et surtout ne pas laisser penser qu’il ne sert à rien, chaque échelon, et il s’en crée de nouveaux en permanence, caquette en réunions multiples, se divise en groupes et sous-groupes de travail, commissions et sous-commissions, pond des rapports et sous-rapports (« rapports d’étape »), met son grain de sel à tout propos, un grain de sable en réalité, contredit l’échelon inférieur, avant d’être contredit par l’échelon supérieur.

Travail empêché (...)

La bureaucratie de papa, source d’aimables plaisanteries, s’est transformée en outil toxique avec l’ère des « managers » et le tournant gestionnaire des années 1980. Ce tournant a été étudié par de nombreux sociologues et psychologues du travail, comme en France Christophe Dejours et Yves Clot. Pour le premier, les acteurs de terrain ont été dépossédés de leur savoir et de la maîtrise de leur travail. Cette évolution s’est accompagnée de la perte des solidarités en raison de la généralisation de l’évaluation individuelle. Elle a généré une la souffrance éthique, car les agents sont tenus d’agir en contradiction avec les valeurs qui leur ont fait choisir un métier au service des autres. (...)

Yves Clot oppose pour sa part le travail bien fait au travail empêché, le travail prescrit au travail réel. Il considère que proposer de « réparer » les conséquences psychiques des organisations de travail défaillantes par la « gestion » des risques psychosociaux est une aberration supplémentaire 

(...) Le monde du travail qui vient est un hybride social : une sorte de néofordisme se met en place, monté sur coussin compassionnel. La pression productiviste se dote d’amortisseurs psychologiques. L’engagement dans une performance trop souvent “factice” se marie à l’accompagnement de l’échec mal vécu, comme s’il fallait, pour supporter l’insupportable, trouver en chacun des réserves personnelles encore sous-utilisées. Une certaine psychologie a, plus ou moins à son corps défendant, trouvé sa place dans l’organigramme. Mais la nouvelle orthopédie sociale qui la retourne la prive aussi d’une possibilité qu’elle pourrait pourtant saisir : se rapprocher des nœuds du travail réel pour, en situation, les défaire en association avec ceux qui, seuls, ont les moyens de le faire. »

La souffrance est devenue le quotidien pour un nombre élevé d’agents ou de victimes de l’administration, à tous les niveaux. Certains finissent par se suicider sur leur lieu de travail ou dans les locaux de l’administration qui les a poussés à bout. Le harcèlement moral est une technique managériale en vogue et le sadisme une des qualités premières pour monter dans la hiérarchie des bureaux. « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papiers de ministères », écrivait Kafka.

Gouvernance par les nombres (...)

Surtout, il est grand temps de prendre un tournant antimanégérial en laissant les professionnels exprimer leurs qualités et leurs compétences. Respectons leur savoir, leur autonomie et leur solidarité. Proposons le retour à des organisations choisies, disant avec Guy Debord : « Nous ne pouvions rien attendre de ce que nous n’aurions pas modifié nous-mêmes. »