
Mediapart et ses partenaires de l’EIC ont eu accès à 2 500 documents secrets issus d’une des enceintes les plus opaques et influentes de Bruxelles : un groupe d’experts chargés de lutter contre l’évasion fiscale des entreprises en appliquant un « code de conduite » aux États. Les échanges dévoilent un manque de volonté patent, notamment côté français, ayant conduit à un dramatique échec.
A peine signé, l’accord était qualifié d’« historique » par les capitales, dont Paris. L’adoption sous l’égide de l’OCDE début octobre, d’un texte instaurant un impôt mondial minimal de 15 % sur les bénéfices des multinationales a été considérée comme une étape majeure dans la lutte contre les paradis fiscaux.
Dans la dernière ligne droite des négociations, le ministre français de l’économie, Bruno Le Maire, avait fait savoir que la France, plus ambitieuse, « se bat[tait] avec beaucoup de force pour que le taux de taxation minimal soit supérieur à 15 % ». La formulation que défendait Paris, d’une taxation d’« au moins 15 % », n’a finalement pas été retenue.
Au même moment, après la publication des Pandora Papers, qui ont documenté, une nouvelle fois, l’ampleur des pratiques d’évitement de l’impôt grâce aux paradis fiscaux, Bruno Le Maire était monté au créneau, assurant que son ministère se montrerait « intraitable avec ceux qui ont triché avec le fisc français ».
C’est une tout autre attitude de la délégation française qui transparaît dans des négociations bruxelloises liées à la taxation des entreprises depuis vingt ans. À l’abri des regards, les représentants français se sont parfois montrés nettement moins volontaristes ou « intraitables ». Ils ont même parfois ralenti les discussions qui visaient à en finir avec ce que l’on nomme pudiquement, dans le jargon européen, les « pratiques fiscales dommageables ».
Ce constat est tiré de la lecture de milliers de documents confidentiels, obtenus par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel et partagés avec Mediapart et ses partenaires du European Investigative Collaborations (EIC). Pour la première fois, ils documentent les débats d’un groupe de travail dit « Code de conduite », un cénacle d’experts européens sur la fiscalité, qui travaillent à huis clos, sans aucune publicité des débats.
Une masse de 2 500 documents sur 24 ans.
Au sein de ce groupe informel, les États tentent de s’entendre entre eux, pour freiner la concurrence à laquelle ils s’adonnent pour attirer chacun de leur côté des entreprises sur leur territoire. À défaut d’une directive en bonne et due forme, pour harmoniser la fiscalité européenne (un scénario peu probable, en raison de la règle de l’unanimité), les 27 préfèrent conclure en secret des « gentleman’s agreements ».
Ce groupe est à la fois dénué de tout pouvoir – la « pseudo-législation » qu’il produit n’est pas contraignante – et très influent. (...)
Le Code de conduite existe depuis 1998. Il a passé en revue depuis sa création quelque 480 régimes fiscaux, dont 130 ont été jugés « dommageables », selon les chiffres fournis par sa présidente, la Bulgare Lyudmila Petkova, devant le Parlement européen en avril ; d’après les calculs de Martijn Nouwen, un universitaire néerlandais de 37 ans, c’est sans doute davantage – au-delà de 600 montages passés au crible, dont un peu plus d’une centaine démantelés.
Ce juriste, professeur à la faculté de droit d’Amsterdam, est le premier à avoir rassemblé ces documents classés confidentiels, dans le cadre de l’écriture de sa thèse. Ce fut l’aboutissement d’un bras de fer de plusieurs années avec les services des institutions européennes. (...)
« Le Code de conduite est probablement le groupe de travail le plus opaque du Conseil, avance l’eurodéputé espagnol Ernest Urtasun (Verts). Les États se cachent derrière le fait que ces questions fiscales sont une compétence exclusive des États pour éviter tout contrôle parlementaire. Mais cela n’a aucun sens, étant donné la nature transnationale et européenne des schémas d’évasion fiscale les plus communs. »
Dans ce contexte, les quelque 2 500 documents tirés du groupe Code de Conduite – documents de travail, comptes rendus informels de séance, etc. – constituent une source exceptionnelle pour pénétrer l’un des secrets européens les mieux gardés. Joint par l’EIC, le Conseil de l’UE n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Au fil de leurs discussions, il apparaît que les « usual suspects » habituels – Chypre, le Luxembourg, Malte, ou encore les Pays-Bas – torpillent le travail du « Code ». Mais, plus rarement, lorsque leurs intérêts sont en jeu, des poids lourds comme l’Allemagne ou la France pratiquent aussi l’obstruction. Quant à la Commission, toujours représentée dans les discussions, elle n’a presque jamais osé taper du poing sur la table et sanctionner des États récalcitrants. (...)
Dès 1999, une étude commandée auprès du cabinet Simmons & Simmons – que la Commission n’a jamais rendu publique, mais que Mediapart a pu consulter – épingle la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, mais aussi la France, pour des pratiques s’apparentant à l’écriture de rescrits favorables à certains groupes privés. L’étude évoque même le cas d’un « parc d’attractions célèbre » qui serait parvenu à négocier directement avec le ministre des finances français un taux préférentiel. (...)
« Le groupe Code de conduite est globalement un scandale, juge de son côté Tove Maria Ryding, experte chez Eurodad, une plateforme d’ONG sur la dette et le développement. Non seulement sa création n’a pas empêché les États membres de se livrer à une concurrence fiscale très agressive. Mais certains sont même devenus des paradis fiscaux pour les entreprises, parmi les plus puissants au monde. »
« Depuis quelques années, le groupe s’est mis à établir la liste des pays considérés comme des paradis fiscaux par l’UE. Il s’est mis à “blacklister” des pays absurdes comme la Mongolie, Guam ou la Namibie, alors qu’en vérité, les plus problématiques siégeaient en son sein », poursuit Tove Maria Ryding. (...)
Il revient en effet au Code de conduite de préparer, pour les ministres des finances de l’UE, la liste des pays jugés « non coopératifs » – soit des paradis fiscaux. Les ONG critiquent souvent la sécheresse de cette liste minimaliste (il ne reste plus que neuf noms, tous hors UE). Les documents du groupe de travail montrent toutefois que la présidence du Code de conduite a bataillé avec quelques États, par exemple l’île Maurice ou le Liechtenstein, pour les convaincre d’abandonner – avec succès – certains des mécanismes les plus toxiques. Mais l’historique des réunions prouve aussi que le Code s’est bien gardé de monter au créneau lorsqu’il s’agissait d’États plus menaçants (les experts ne s’attardent pas, par exemple, sur le cas du Delaware, aux États-Unis).
Faut-il à présent en finir avec le Code ? Les eurodéputés, eux, n’en sont pas là. Ils plaident pour davantage de transparence. Ils veulent aussi participer, avec les experts du groupe, à la définition des fameux critères établissant les régimes « dommageables » ou pas. Dans un rapport adopté à une large majoritéen octobre, rédigé par Aurore Lalucq (PS-Place publique), ils plaident pour élargir l’éventail des pratiques à étudier – par exemple en intégrant des techniques d’évitement de l’impôt sur la fortune des personnes privées.
La Commission d’Ursula von der Leyen, elle, se fait attendre : elle doit présenter dans les semaines à venir un texte, inspiré de près ou du loin du rapport parlementaire. (...)
Le groupe Code de conduite, dont la présidente bulgare, Lyudmila Petkova, a décliné notre demande d’entretien, va donc pouvoir, dans les mois à venir, poursuivre son travail derrière des portes fermées à double tour. En attendant une réforme encore lointaine.