
À la veille des élections européennes, un entretien avec le philosophe autour de l’avenir de l’Europe et du rôle de la gauche, sur les nationalismes et l’internationalisme, le fédéralisme et la solidarité, l’universalisme et la mondialisation, la réforme et la révolution. Où l’on croise les travailleurs et les migrants, le Démos européen et Yanis Varoufakis, Rosa Luxemburg et Altiero Spinelli.
Entretien avec Étienne Balibar réalisé le 12 avril 2019, propos recueillis par Germinal Pinalie
• Les nouveaux nationalismes « européens » et leurs soutiens
• Pas de « populisme de gauche »
• Le terrain de lutte, c’est l’Europe
• Universalisme et mondialisation
• Solidarité et réduction des inégalités
• La question allemande et l’intérêt commun des travailleurs
• Un fédéralisme d’après les nations ?
• L’internationalisme d’aujourd’hui
• Réforme et révolution, repenser les contraires (...)
Je tiens absolument à voter, même si j’hésite encore entre plusieurs possibilités pour des raisons d’efficacité autant que de programme. J’aurais évidemment préféré que les partis ou mouvements de gauche qui sont à la fois résolument proeuropéens et tout aussi résolument convaincus de la nécessité d’une transformation radicale, si ce n’est d’une refondation, des politiques et des institutions de l’Union, se mettent d’accord pour former une liste commune, qui aurait eu un plus grand pouvoir d’attraction et ne fasse pas courir le risque d’une élimination de nos idées au Parlement Européen. D’autre part, j’ai contribué à la rédaction et à la diffusion de la Charte Europa 2020 pour les « biens publics européens » présentée par l’initiative Agora Europe, qui n’a pas une intention électorale, mais s’inscrit évidemment dans la même conjoncture que les élections à venir (...)
Il y a une double difficulté dans la situation. Certains militants de la cause européenne ne mettent plus l’accent que sur les migrants et les réfugiés. Comme si la question de l’Europe, de l’UE, de ses fonctions, de son avenir, de sa crise, etc., dépendait uniquement de ce qu’il convient d’appeler non pas la « crise des migrants », mais la crise de l’accueil. Je comprends leurs raisons, car je suis moi aussi convaincu que la façon dont l’Europe, en jouant à la fois de ses conflits internes et de ses procédures bureaucratiques, a fini par engendrer des crimes contre l’humanité en Méditerranée tout en démontrant son incapacité à gouverner en situation d’urgence, est une dimension fondamentale de la crise actuelle. Mais il peut se produire une sorte de symétrie que je trouve dangereuse entre d’un côté les néofascistes, suivis par toute une partie de la presse, qui veulent nous forcer à parler de l’Europe uniquement sous l’angle de la question des réfugiés ou de l’immigration, et de l’autre des militants pro-européens de bonne volonté qui résument le projet européen à l’accueil des migrants. (...)
Les néofascistes européens, menés par Salvini et Marine le Pen, sont en train de tenter de constituer au Parlement Européen une force non seulement de blocage, mais aussi de chantage. Ils sont passés d’une stratégie de désagrégation à une stratégie de noyautage, leur langage à changé : au lieu de la souveraineté nationale contre l’Europe, c’est « faisons de l’Europe l’instrument de cette souveraineté ». Sans doute il y a une grosse contradiction là-dedans, visible en particulier dans la politique des pays de l’Est, mais aussi dans celle du gouvernement italien. Ils se sont rendu compte qu’ils avaient besoin des aides européennes, donc ils ne veulent pas détruire l’UE. Tous les camps aujourd’hui s’imaginent disposer d’une Europe qui servirait leurs objectifs, c’est même vrai pour ceux qui voudraient reconstruire des politiques sociales qui ne seraient pas démantelées par la Commission. (...)
J’avais pensé jusqu’ici, comme beaucoup, que l’union des droites européennes était impossible, parce que les nationalismes seraient exclusifs les uns des autres. Je suis forcé de changer d’avis, et d’envisager qu’un parti des nationalistes s’implante durablement dans les institutions européennes. Il reste évidemment des obstacles, comme par exemple entre les Polonais et les autres. J’ai commencé avec retard à comprendre que l’islamophobie, ainsi que le refus des migrations, pouvait fournir l’ennemi commun sur lequel se fonde cette unité. Et il faut parler évidemment du rôle du Poutine. Marx, comme d’autres à son époque, était obsédé par l’idée que la réaction en Europe était entièrement contrôlée par la Russie, avec même quelques textes passablement paranoïaques, sur l’Histoire secrète de la diplomatie, etc. Sans plaquer le passé sur le présent, il faut prendre au sérieux l’idée que Poutine a l’objectif d’être le catalyseur d’un parti ultranationaliste, néofasciste à la l’échelle de l’Europe, qu’il s’imagine pouvoir contrôler. (...)
Avons-nous la moindre chance de résister à cette offensive en défendant à gauche autre chose qu’une Europe sociale qui pour le moment est tout-à-fait virtuelle ? La situation est d’autant plus perverse si l’on observe qu’Emmanuel Macron a produit lui aussi un programme qui semble avoir perçu quelque chose de cette situation. On peut certes s’interroger sur la contradiction flagrante entre ses propositions européennes et son action politique dans le cadre national, car on ne peut pas demander plus de politique commune et de droits sociaux à l’échelle de l’Europe et pratiquer en France la privatisation galopante et l’austérité. Mais le fait est que dans la dernière période c’est quand même le seul parmi les chefs d’Etat ou de gouvernement à avoir dit qu’il faudrait des programmes européens plus ambitieux, à avoir parlé de salaire minimum. Ce qui lui a valu le « Nein, danke » de la successeure désignée de Merkel. Cela fait que nombre de camarades étrangers envisagent Macron comme étant du côté progressiste. Si tu additionnes les deux choses, le fait qu’il ne faut pas essayer de battre l’extrême-droite européenne à son propre jeu de surenchère nationaliste pour défendre les politiques sociales, et de l’autre côté, le fait que l’on ne puisse pas être absolument contre tout ce que déclare Macron, surtout lorsque l’on voit les réactions que cela produit chez les néo-libéraux purs et durs qui dominent l’Europe, quelle place reste-t-il pour nous, pour un discours autonome ? Il est vital de répondre à cette question pour ne pas se laisser enfermer dans une alternative qui achèvera de démanteler la gauche en Europe. (...)
Pour revenir à la gauche sociale, ce que l’on a pu observer depuis des décennies, et pour ma part je l’ai vu avec désespoir, c’est l’incapacité des militants du mouvement ouvrier à organiser quoi que ce soit de réellement efficace à un niveau européen, à franchir les frontières et de sortir de leurs isolement respectifs, ce qui aurait vraisemblablement changé beaucoup de choses dans la construction européenne. Il y a bien eu des défilés à Bruxelles, je ne sais pas grand chose de ce qui se discute dans la Confédération Européenne des Syndicats, mais si on aboutissait à des initiatives communes ça se verrait. Pourquoi ? On peut penser qu’il a des questions d’organisation, des petits patriotismes de boutique, et il y a aussi des raisons culturelles, énormes et difficiles à franchir, y compris la question de la langue. (...)
Je ne renonce pas à cette idée d’une transformation des orientations de l’UE qui la rendrait capable d’inventer des alternatives au jeu d’hégémonie mondiale qui se joue maintenant entre les USA et la Chine. Elle pourrait d’autant mieux jouer ce rôle de puissance, il ne faut pas renoncer au terme, s’il y avait aussi d’autres pôles de puissance et de démocratisation, d’égalisation des droits des peuples en Afrique ou en Amérique latine. Mais la situation de côté n’est pas vraiment satisfaisante non plus en ce moment. Il est vrai que nous y avons une sérieuse part de responsabilité. (...)
n’oublions pas que le problème le plus fondamental est celui des énormes inégalités de développement, des disparités de ressources, de perspectives d’avenir entre groupes sociaux, entre régions et entre nations à l’échelle de l’Europe et du monde. De telle sorte que la question de la solidarité ou de la mutualité me paraît absolument indissociable de la question de savoir si l’Europe a ou non l’objectif de réduire les inégalités en son propre sein. Ce n’est pas une affaire de redistribution individuelle, mais de structure de la société européenne dans son ensemble. On peut penser que si l’Europe est en danger d’effondrement ou de destruction, ce n’est pas seulement à cause des nationalismes, qui n’en sont qu’une conséquence, mais parce qu’aujourd’hui les fractures économiques et idéologiques, entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, entre différentes régions européennes, en ajoutant les fractures à l’intérieur des pays, font l’objet d’une dénégation massive. C’est un point central sur lequel il faudrait interpeller Macron et les autres dirigeants du libéralisme européen. Est-ce que oui ou non la réduction des inégalités à l’intérieur de l’Europe est un problème vital ? Faut-il simplement gérer négativement les contrecoups, les tensions que ça produit, ou bien faut-il s’attaquer aux problèmes de fond ? (...)
On peut penser que les mêmes technocrates qui travaillent de toute leurs forces, aussi bien à Bruxelles qu’à Bercy, à comprimer la part des redistributions sociales dans les politiques économiques, sont aussi ceux qui vont nous expliquer qu’on ne peut pas donner ce que l’on a pas. À quoi il faut naturellement répondre que ce que l’on a à donner n’est absolument pas indépendant du genre de société que l’on construit. (...)
Ne nous lassons jamais de le répéter, on ne peut pas reconduire indéfiniment l’Europe comme espace de concurrence « libre et non faussée » si on veut qu’elle continue d’exister. Ce qui mène à une autre question, celle de savoir quelles sont les forces qui aujourd’hui soutiennent sur le long terme l’idée de la construction européenne. Le Brexit semble montrer que personne à l’heure actuelle ne serait vraiment prêt à faire face au coût de sa destruction. (...)
Je me repose en permanence la question de savoir si les multinationales européennes, qui d’ailleurs ne sont pas réparties uniformément entre les pays, soutiennent la construction européenne pour elle-même, et à quel genre de nihilisme on peut s’attendre de leur part, si le coût de l’Europe finit par leur apparaître plus grand que les bénéfices qu’elles en retirent. À gauche on est persuadé, surtout du côté de l’extrême-gauche ou des populistes, que l’Europe c’est la chose des multinationales, et donc que non seulement elles ne sont pas prêtes à s’en débarrasser, mais qu’elles la maintiennent à tout prix, y compris contre ceux qui en souffrent. Moi je ne suis pas du tout sûr de ça. Il y a quelques années, lors de la crise de l’euro, des articles assez intéressants sont sortis qui expliquaient qu’en fait, le seul pays qui profiterait d’un éventuel abandon de l’euro serait l’Allemagne ! Tout le monde vit sur l’idée que l’Europe est devenue la chose de l’Allemagne, et que par conséquent elle la défendra bec et ongles. Mais à l’intérieur de l’Allemagne, tout le monde n’est pas sur un pied d’égalité. C’est Volkswagen, la Deutsche Bank, et une industrie moyenne qui exporte partout dans le monde qu’on invoque constamment, mais les intérêts du capital allemand, ou germano-français sont-ils inconditionnellement liés à l’UE dans n’importe quelles conditions ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr cependant c’est qu’un effondrement de l’UE coûterait extrêmement cher à tout le monde… (...)
Dans cette période historique instable, il serait souhaitable qu’une autre perspective émerge, qui soit effectivement de gauche, ce qui ne veut pas juste dire des programmes sociaux, mais une autre conception de l’économie, de la démocratie et des institutions, et le plus vite possible. Car sans tomber dans des obsessions journalistiques, il faut aussi parler de la Chine. L’Europe a sacrifié la Grèce, prétendument pour des raisons d’orthodoxie financière, en imposant à Tsipras une surexploitation continue de la population grecque au service du système bancaire européen, mais aussi – comme le montraient les discours de Schäuble – pour des raisons politico-idéologiques : il ne fallait surtout pas que le mauvais exemple d’une résistance aux politiques d’austérité, qu’une alternative à la reconduction indéfinie des endettements et de dettes illégitimes émerge et fasse tache d’huile à l’échelle de l’Europe. On a donc cassé les reins des Grecs. Et on leur a imposé selon les méthodes du FMI de mettre en œuvre des politiques de privatisations massives. Les Grecs ont dû vendre des biens publics, entre autres aux Chinois, ce qui leur donne une tête de pont économique en Europe, qui s’étend en Italie et en Hongrie, etc. Tous les maillons faibles que le centre économique de l’euro pensait pouvoir à la fois surexploiter et contrôler, deviennent des points d’implantation de la concurrence chinoise à cause du libéralisme imposé. C’est là qu’on peut parler d’une politique de gribouille ou d’apprentis sorciers. (...)
Les tendances au néomercantilisme, y compris celle de la Chine, sont aujourd’hui très fortes. C’est le grand non-dit de toutes les conversations sur la mondialisation. Les Chinois ne pratiquent pas l’ouverture de leur marché de façon égale dans les deux sens. (...)
Une des fonctions d’une Europe progressiste serait dans doute de chercher à faire ce qu’aucun Etat même « riche » ne peut faire par lui-même, changer les rapports de force en termes de libre-échange et de mercantilisme à l’échelle mondiale tout en corrigeant l’échange inégal avec les pays du Sud qui sont la nouvelle proie des multinationales. Je sais bien qu’on ne règle pas la question par des paroles, ou même par des programmes… (...)