
Près de 50 ans après le premier essai nucléaire en Polynésie, l’armée française revient à Moruroa, ce printemps, pour rénover les installations de surveillance. 250 personnes viendront travailler sur ce chantier. Mais la Défense estime que leur suivi radiologique individuel n’est pas nécessaire. Pourtant, les retombées radioactives sont toujours présentes, mais passées sous silence. Du plutonium est enfoui sous l’atoll. Le lagon et ses récifs coralliens sont pollués. Les fonds sous-marins sont fragilisés par les explosions souterraines. Et les maladies génétiques liées à la radioactivité se développent dans les archipels environnants. Autant de tabous qui font penser à bon nombre de Polynésiens qu’ils ont été trahis. Enquête.
Dans les jardins de Pa’ofa’i, au centre de Papeete, quelques cocotiers se dressent, imperturbables, face à l’océan Pacifique et au soleil serein. A côté d’eux, une sculpture de bois représente une immense croix de Lorraine qui pénètre au coeur d’une silhouette polynésienne et y explose. Il y a un an, Gaston Flosse, alors président de la Polynésie française, décide de détruire ce monument dédié à la mémoire des victimes des essais nucléaires, pour le remplacer par une place baptisée "Jacques Chirac". Mais devant une forte mobilisation menée par de jeunes Polynésiens et par Moruroa e tatou, principale association des victimes et travailleurs de Moruroa et Fangataufa, à 1200 km au Sud-Est de Tahiti, il renonce.
Difficile en effet de balayer d’un revers de main 193 essais nucléaires, aériens puis souterrains. Ils ont été menés par la France entre 1966 et 1996 au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP), dans l’archipel des Tuamotu. Le 2 juillet 1966, répondant au nom de code "Aldébaran", une bombe atomique explose au-dessus de l’atoll de Moruroa. Première d’une série de tests militaires dont les conséquences environnementales, sanitaires et sociales empoisonnent toujours les Polynésiens.
Du plutonium dans les atolls (...)
L’ancien site du CEP est aujourd’hui une décharge. « Au début des années 1980, des cyclones envoient dans le lagon quantité de fûts de déchets nucléaires entreposés sur Moruroa », raconte Bruno Barrillot. Il faut alors trouver une solution. « Les militaires utilisent les sommets de 25 puits souterrains pour entasser des tonnes de déchets radioactifs : gravats, matériel et équipements contaminés », poursuit-il. En dépit de la règlementation française. « Ils n’avaient pas le droit de mélanger les déchets radioactifs à longue durée de vie avec les autres », souligne l’expert. « Et les déchets doivent être déplaçables. Or, tout est bétonné. »
Des coraux très radioactifs (...)
Menace de tsunami
Les explosions souterraines ont fragilisé les fonds sous-marins, provoquant un risque d’effondrement de la partie Nord de l’atoll, que reconnaît Marcel Jurien de la Gravière, délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND), dans son rapport de 2011 (...)
le fond du lagon est jonché de débris, camions et autres jeeps (...) Lors du démantèlement du CEP, les militaires ont tout simplement jeté l’inutile dans l’océan. (...)
Décroissance de la radioactivité aérienne...
Les tirs aériens, eux, ont laissé moins de traces. Pourtant, ils n’ont pas été aussi propres que le ministère de la Défense l’affirme depuis 1966. En 2013, la déclassification de 2050 pages de documents "secret défense" tempère cette confiance. Selon la Criirad, le tir inaugural de juillet 1966, par exemple, expose les îles Gambier à un niveau de radiation 1700 fois supérieur à celui enregistré par les capteurs de la centrale du Bugey, après le passage du nuage de Tchernobyl. Ces documents confirment 350 retombées radioactives sur les îles polynésiennes entre 1966 et 1974.
« Dans ces archives époustouflantes, on comprend qu’il y avait une véritable connaissance des risques de la part des autorités scientifiques et militaires françaises », souligne Bruno Barrillot. (...)
Mais des conséquences présumées sur l’ADN
Pour Bruno Barrillot, c’est surtout dans la santé des Polynésiens, des travailleurs au CEP et de leurs descendants que s’inscrivent les conséquences des essais. L’inhalation ou l’ingestion d’une seule particule radioactive microscopique peut être contaminante. Une étude de 2010 de l’Institut Gustave Roussy sur les cancers de la thyroïde en Polynésie a montré que multiples cas n’étaient explicables que par les essais nucléaires [4]. Le docteur Claude Parmentier observe pour sa part 64 femmes polynésiennes traitées à Villejuif pour un cancer de la thyroïde. L’ADN des Polynésiennes y est trois fois plus altéré que celui d’un groupe tests d’Européennes. (...)
En 2012, la Caisse de prévoyance sociale, la Sécurité sociale polynésienne, a ainsi porté plainte contre l’État français pour obtenir le remboursement des 226 millions d’euros qu’elle estime avoir déboursés pour traiter, selon elle, plus de 5000 pathologies liées aux essais nucléaires entre 1990 et 2010.
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Le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), lui, n’a accepté d’indemniser que 17 malades sur les 931 dossiers reçus [5]. « On dénonce le mépris de la France », déplore Roland Oldham, militant anti-nucléaire et président de l’association Moruroa e tatou
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Certes, le nombre de personnes contaminées est difficile à évaluer. Le pays étant peu peuplé, l’échantillon nécessaire à une étude est restreint. Mais aucune recherche épidémiologique d’envergure n’a été menée. Pendant que la France fait la sourde oreille, à Tahiti, le sujet se discute peu entre médecins. Les cadres hospitaliers ont longtemps été issus de l’armée. (...)
L’irradiation des gamètes des sujets exposés à la radioactivité peut entraîner une instabilité génomique qui peut ne s’exprimer que plusieurs générations plus tard. « Contrairement aux malformations et maladies génétiques qui s’éliminent au fur et à mesure, du fait de la mortalité et des fausses couches, poursuit-il, l’instabilité génétique se stocke et se renforce ». Il cite la généticienne bélarusse Rosa Goncharova, qui a démontré que le phénomène, sur des petits mammifères exposés aux retombées de Tchernobyl, croissait sur 22 générations.
Risques psycho-sociaux
A Tureia, tout proche de Moruroa, Kua et Teariki vont bientôt se marier. Pour le jeune couple, il n’existe pas de meilleur endroit : la vie y est tellement simple. Pourtant, les familles de l’un et de l’autre ont été décimées par les cancers. « Alors t’imagines mon bébé ? J’ai peur qu’il soit malade », s’inquiète Teariki devant la caméra de Titti Johnson et Helgi Felixson, réalisateurs de Vive la France, un documentaire qui retrace les conséquences des essais sur l’atoll. Rares ont été les éditions du Festival international du film documentaire océanien, qui l’a projeté cette année, où un film sur les essais nucléaires n’ait pas été programmé.
Christian Sueur aimerait faire des recherches sur les effets psycho-sociaux « de cette menace génocidaire, au sens du génome, qui pèse sur les Polynésiens. Sur les conséquences de l’obligation de silence sur la question », que peu arrivent à braver. Et « y compris chez les militaires » (...)
Avant que le ministère de la Défense ne vienne lui présenter la mission de "modernisation" Telsite 2, le gouvernement local ignorait que 13 des 20 capteurs de surveillance de Telsite ne fonctionnaient plus. « Le système de surveillance est opérationnel et joue bien son rôle en terme de sécurité », certifie le lieutenant-colonel Frédéric Solano. « On demande plus de transparence, déclare Heremoana Maamaatuaiahutapu. La population se sent trahie, abandonnée après avoir été utilisée. On ne peut pas empêcher les gens de fantasmer sur les conséquences des essais si l’on n’obtient pas d’informations claires. »
Pas d’informations pour les Polynésiens
Chaque ministre français qui se rend à Papeete est étonné que la question du nucléaire soit la première à surgir. « C’est un problème de fond qu’il faudra bien régler un jour, estime Bruno Barrillot. Il faudrait une instance de dialogue entre le gouvernement français et la Polynésie » (...)