
Domenico Losurdo signe un ouvrage accablant sur les liens entre le libéralisme et les théories de la suprématie occidentale portées par des penseurs ou acteurs politiques et économiques de premier plan, entre le XVIIe et le XIXe siècles.
« La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et son ignorance, au dernier échelon de l’échelle sociale est encore le premier chez les sauvages ».
L’auteur des lignes mises en exergue ci-dessus n’est pas un marginal et sanguinaire partisan de la colonisation occidentale ; c’est le doux et libéral A. de Tocqueville, auteur classique, inscrit aux programmes scolaires de certaines filières au lycée ou à l’université – pour des idées toutes autres que celles étudiées par Domenico Losurdo dans le présent ouvrage. (...)
Le projet de l’auteur italien, qui veut « sommairement reconstituer les premiers siècles de l’histoire du libéralisme et des rapports sociopolitiques concrets établis en son nom » , aboutit à un ouvrage proprement accablant pour un ensemble d’acteurs intellectuels, politiques et économiques des XVIIe – XIXe siècles, empêtrés dans une sorte de paradoxe tenace. Le premier et principal point commun entre ces acteurs issus de champs divers est leur appartenance revendiquée au courant libéral – de Locke à Tocqueville en passant par Grotius, Montesquieu, divers responsables politiques anglais, américains ou français, hommes d’affaires, propriétaires ou certains militaires.
Paradoxes inhérents ou maladies infantiles du libéralisme ?
La première question qui se pose est de savoir ce que signifie libéralisme. Losurdo synthétise les réponses courantes : « Le libéralisme est une tradition de pensée qui place la liberté de l’individu au centre de ses préoccupations » . Tel un inspecteur Columbo des idéologies, Losurdo demande alors : comment se fait-il que des penseurs et acteurs se réclamant de cette tradition intellectuelle, et cherchant donc à défendre les libertés individuelles, s’accommodent si bien du « processus d’expropriation systématique et des pratiques génocidaires » qui accompagnent la colonisation occidentale en Irlande, en Amérique, en Afrique et en Asie ? Comment se fait-il, même, que, dès le XVIIe siècle, l’esclavagisme, les théories raciales et le colonialisme belliqueux soient entérinés, voire légitimés par divers libéraux (Locke, Grotius, parmi les plus fameux) ? Losurdo insiste sur le fait qu’il serait erroné de dédouaner les esclavagistes et les colonialistes en considérant que ce point de vue était dans l’air du temps, dominant à l’époque et qu’ils n’ont fait que se conformer à des modes de pensée différents de ceux qui sont les nôtres actuellement – c’est à dire qu’il ne faut pas faire preuve d’« historicisme » : au moins depuis Montaigne, Las Casas ou Jean Bodin, les opposants à l’esclavagisme et au colonialisme ne manquent pas ! Ceci sans compter les autorités d’Ancien Régime (monarchie, Eglise, Etat central) qui s’opposent à ces pratiques déshumanisantes pour des raisons qu’on peut dire stratégiques.
Car c’est bien sur les intérêts et les stratégies pratiques des acteurs en présence que Losurdo attire l’attention, dans la perspective de mieux saisir le libéralisme et ses incarnations concrètes.
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De multiples traits et mises en pratique du « darwinisme social » porté par le libéralisme sont de véritables prémisses aux fascismes du XXe siècle : de nombreux libéraux préconisent une « solution finale », une euthanasie générale des races inférieures éprouvées par le colonialisme et inadaptées à la civilisation ; les déportations de populations colonisées, les génocides et l’enfermement concentrationnaire empêchent de considérer « les catastrophes du XXe siècle » comme des éruptions totalement inattendues et imprévisibles.
Au terme de sa « contre-histoire du libéralisme », Losurdo rappelle à quel point le cheminement vers des formes plus démocratiques a été long, douloureux, et largement dû aux luttes des « exclus » pour leur reconnaissance. Il exhorte à se détacher de toute forme d’« hagiographie » délibérée ou pas, pour, enfin, se pencher sur l’histoire réelle d’un courant qui a encore une grande influence sur notre époque. (...)