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Libération
Eric Fiat : « La source de la plupart de nos fatigues est ce besoin intemporel et universel de trouver sens »
Article mis en ligne le 25 juin 2018
dernière modification le 23 juin 2018

Dans son « Ode à la fatigue », le philosophe prône, face à notre société et ses impératifs de performance, une acceptation du risque de la fatigue. Un abandon bénéfique qui permet d’assumer sa finitude.

Un chagrin. C’est ce qui a poussé le philosophe à écrire. Après tout, Proust dit bien que « les idées sont des succédanés des chagrins ». Celui d’Eric Fiat, c’est d’entendre ses contemporains se plaindre de fatigue. Et peut-être lui plus souvent que les autres, admet-t-il. La fatigue est devenue une rengaine superficielle et banale. Elle est partout, mais a-t-elle vraiment droit de cité ? Enseignant l’éthique médicale à des soignants, il a été frappé par cette fatigue lancinante qui gangrène le monde hospitalier, les Ehpad, les urgences. Là, celui qui doit se plaindre, c’est le malade épuisé, pas l’infirmière. Dans une société qui ne voudrait que d’infatigables héros, Eric Fiat adresse une Ode à la fatigue (Editions de l’Observatoire), à celle qui nous permet de trouver le sommeil du juste, à celle qui nous rend humble, courageux et rêveur. Jusqu’à souhaiter entendre un jour ses contemporains non plus s’en plaindre, mais dire « je suis crevé et j’aime ça ».(...)

Tous les vivants connaissent la fatigue. Mais l’homme ne fait pas que vivre : il fait « le dur métier d’exister », seul à savoir qu’il aurait pu ne pas être et ne sera plus. Il est un animal inquiet dans ses profondeurs mêmes. Le sentiment de ma contingence et de ma mortalité fomente en moi une inquiétude. J’aurais pu ne pas être, je ne serai plus, est-il légitime que je sois ? Il nous arrive tous d’avoir envie de chanter avec Jane Birkin « Avec cette difficulté d’être / Il aurait mieux valu peut-être / Ne jamais naître ». La mauvaise fatigue, ce n’est pas simplement la fatigue d’être soi, c’est la fatigue d’être ; l’idée d’une illégitimité d’avoir été et d’être encore.

L’époque est harassante car nous nous épuisons à obtenir une légitimité que nous n’obtenons jamais complètement…(...)

aujourd’hui, les hommes doivent être toujours rapides, efficaces, s’adapter de manière permanente à l’impermanence. Un caméléon sur un patchwork devient fou. Aujourd’hui, le travailleur est comme un caméléon sur un kaléidoscope. Quand on fait un métier qu’on aime, qu’on maîtrise, on éprouve le plaisir de bien savoir faire son pain, son cours, son opération chirurgicale. La confiance invite au dévouement, à l’effort d’en être digne. Or, au nom des idéaux d’efficacité, de rentabilité et d’adaptabilité, le boulanger, le professeur, le chirurgien sont sans cesse évalués et se sentent l’objet d’une méfiance. Le travailleur ne risque-t-il pas de perdre le désir du dévouement ? Je m’inquiète d’un monde où le « faire savoir » importerait plus que le savoir-faire. Ajoutons que, dans cette société de la performance, notre Jupiter, lui, l’infatigable, a un peu tendance à considérer ceux qui n’arrivent plus à marcher, comme des fainéants.(...)

Et Jupiter a tort de prendre les fatigués pour des paresseux.
La paresse est une fatigue par anticipation ou une anticipation de la fatigue… Le paresseux n’est pas fatigué, mais il risque de l’être, il craint la virtualité de la fatigue. Il laisse aux autres le soin de porter le fardeau de l’être. (...)

La tentation de disparaître est d’autant plus légitime que le système capitaliste veut que les hommes ne s’arrêtent pas de travailler et de consommer. Les plages de repos, de tranquillité, se réduisent comme peau de chagrin.(...)

on ne se sort pas des sables mouvants de la fatigue par l’héroïsme de la volonté. Il faut trouver une branche, la main d’autrui. Il me faut pouvoir avouer ma fatigue sans que l’autre en prenne occasion pour m’humilier par l’affirmation de sa force.Il y a aujourd’hui tellement d’hommes épuisés qui font semblant de ne pas l’être, comme dans le conte d’Andersen où tous feignent de ne pas avoir vu la nudité du roi jusqu’à ce qu’un enfant crie « le roi est nu ». A la figure du héros, je préfère celle du juste qui avoue sa fatigue. Peut-être qu’à sa suite d’autres diront « me too ». (...)