
Dans son dernier essai, Populisme : le grand ressentiment, Éric Fassin appelle à dépasser la sidération et les explications rapides face au « moment populiste » commun à de nombreux pays. Un point sur la pertinence de son propos au vu de la situation politique post-élections en France et de la recomposition de la gauche.
Dans votre ouvrage, vous appelez à une mise en perspective théorique du concept de « populisme », galvaudé par les commentateurs après les victoires du Brexit et de Trump, le poids, toujours grand, du FN en France et des extrêmes en Europe. Pouvez-vous en tracez les lignes principales ?
Je dirais plutôt que j’ai contourné l’approche théorique du populisme : je n’en propose pas de définition, car je ne cherche pas à penser ce qui unirait des formes aussi diverses que le populisme russe ou états-unien au XIXe siècle, les populismes d’Amérique latine au XXe siècle, et les populismes d’aujourd’hui, en Europe ou aux États-Unis. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt ce qu’on pourrait appeler la stratégie populiste. En effet, le mot qui a servi à dénoncer l’extrême droite, puis à disqualifier les critiques de gauche du néolibéralisme en Europe, est aujourd’hui revendiqué à gauche, de la France Insoumise à Podemos en Espagne. Ma question est la suivante : le populisme de gauche est-il de bonne politique ? (...)
Les populistes de gauche refusent pourtant tout amalgame en renvoyant la xénophobie aux populistes de droite. Reste l’idée que les populismes des deux bords parleraient aux victimes de la mondialisation ; ils surgiraient en réaction aux politiques néolibérales. (...)
Or l’élection de Trump nous rappelle (tout comme le Brexit) qu’il existe un néolibéralisme populiste. C’est vrai également dans la Hongrie d’Orban ou la Turquie d’Erdogan. Et c’était déjà vrai à l’origine du néolibéralisme politique, avec le populisme de Thatcher, analysé par Stuart Hall, ou celui de Reagan. Bref, il n’y a rien de commun entre ce qu’on appelle « populisme de droite » et « populisme de gauche ». Pourquoi leur donner un même nom, sinon dans l’espoir fallacieux de récupérer les électeurs du premier au bénéfice du second ? (...)
« L’insécurité culturelle » est une formule qui vise à donner une apparence de respectabilité au racisme et à la xénophobie. Cela revient à dire que « le peuple » aurait de bonnes raisons (culturelles) de ne pas aimer les musulmans, les immigrés ou les Noirs ; et qu’il faut être un « bobo », éloigné des quartiers populaires, et donc de la réalité sociale, pour ne pas le voir. Cette posture d’apparence anti-élitiste est en réalité méprisante pour les classes populaires : la misère ne condamne ni au racisme, ni à la xénophobie. La preuve : c’est dans ces catégories que le mélange des origines, par le mariage, est le plus répandu. En même temps, c’est faire comme si les privilégiés échappaient à ces dérives – comme s’il n’existait pas un racisme bien élevé et une xénophobie de bonne compagnie.
En réalité, il n’y a pas de détermination sociologique : les pauvres ne votent pas forcément à droite aujourd’hui. D’abord, contrairement à ce qu’on a voulu croire, Hillary Clinton l’emportait encore sur Donald Trump parmi les plus bas revenus ; ensuite, même en France, si le FN emporte le vote ouvrier, c’est parce qu’on parle seulement des ouvriers qui votent. L’abstention est particulièrement forte dans les classes populaires. (...)
De même que le « gaucho-lepénisme » (les anciens communistes convertis au FN) est une fiction statistique, de même, la dernière élection n’a pas établi l’existence d’un lepéno-mélenchonisme (la conversion d’électeurs d’extrême droite à la France insoumise). Les progrès électoraux de Jean-Luc Mélenchon, de 2012 à 2017, il les doit aux déçus de François Hollande : le vote utile de gauche ne va plus au PS. Ce constat empirique renvoie à une hypothèse théorique : si les deux électorats sont étanches (dans un sens comme dans l’autre), c’est que les affects qu’ils mobilisent ne sont pas les mêmes. Le ressentiment d’extrême droite ne saurait devenir une indignation de gauche.
Les électeurs qui optent pour le fascisme sont nos adversaires ; ils méritent notre détestation, pas notre compassion (dont ils n’ont d’ailleurs que faire). Ils savent très bien pour qui ils votent ; ce sont des sujets politiques à part entière. Au lieu de commencer par courtiser l’électorat du FN (ou de Trump), dans l’espoir de le récupérer à gauche, mieux vaut donc s’adresser en priorité aux abstentionnistes, parler d’abord aux dégoûtés de la politique plutôt qu’à ceux dont la rancœur motive la politique. (...)
Et donc, plutôt que de partir d’une opposition entre « eux » (la caste) et « nous » (le peuple), il faut repolitiser le débat autour de l’opposition entre droite et gauche. Au fond, le populisme de gauche est une stratégie qui revient à mettre en premier « populiste » (et « gauche » en second). Pour ma part, j’appelle à inverser l’ordre : la gauche doit être première. Bien sûr, cela ne nous dit pas quel est le contenu de cette opposition avec la droite : l’action politique consiste à lui donner un sens, qui n’est pas donné une fois pour toutes, mais qui est constamment à reconstruire ou à réinventer.
Cela se joue, non seulement dans la politique « gouvernementale » (les élections, qui sont le cœur de la stratégie populiste), mais aussi dans la politique « non-gouvernementale » dont parle le philosophe Michel Feher (les ONG, les actions citoyennes, les mouvements sociaux, etc.). (...)
quand les idées les plus nauséabondes avancent à découvert, il n’y a plus rien à démasquer. Les deux logiques, politique et sociologique, sont liées : l’exigence de vérité recule, en même temps que celle de rationalité. Il y a désormais une prime à dire n’importe quoi : la provocation fait le buzz, pas l’argumentation. Faute de pouvoir encore s’adresser au public en général, il faut donc tâcher, pour continuer à croire au travail intellectuel, de constituer des publics qui partagent ce que j’appellerai une exigence d’exigence.